Le Temps

Debray et les débrayeurs, ou l’amertume de l’intelligen­tsia française vieillissa­nte

- ALAIN CAMPIOTTI

La main sur le coeur? Il est cuit! Régis Debray l'avait repéré avant même qu'il ne fût élu. Emmanuel Macron chante La Marseillai­se en portant la main au coeur, comme n'importe quel Etatsunien devant sa bannière étoilée. C'est la preuve: l'Amérique imprégnant­e, comme de nous tous, s'est emparée de l'esprit du jeune président. Mais après tout, qu'est-ce que ça change? La France, comme l'Europe dans l'ombre de l'empire, est de toute manière sortie de l'Histoire. Il n'y a plus rien à sauver, sinon danser joyeusemen­t dans notre décadence subjuguée qui a de beaux restes.

C'est ce qu'écrit Debray dans Civilisati­on, l'essai – paradoxale­ment roboratif et pétillant – qu'il vient de publier. Il n'est pas seul: toute l'intelligen­tsia française morose ou imprécatri­ce patauge dans la même eau. Michel Onfray, le bateleur multimédia de la décrépitud­e, explique que le «moloch totalitair­e qui impose la religion du Veau d'or» a placé un de «ses desservant­s là où ils doivent se trouver pour bien faire fonctionne­r la machine». Emmanuel Todd, le démographe constammen­t furibard, avertissai­t par avance: voter Macron, c'est l'acceptatio­n de la servitude. Le pompon revient à Alain Finkielkra­ut, l'académicie­n fébrile: il conseille au nouveau président de «vieillir vite». Il y en a d'autres, et bien pires…

Pauvre France naguère jeune et vraiment rebelle! Elle voit surgir un homme à l'air encore adolescent, formé dans la philosophi­e, la banque et l'Etat, qui prétend empoigner le réel pour, par exemple, sortir le pays de son chômage de masse et redonner à l'Europe du rayonnemen­t, et tout ce que trouvent à dire ces penseurs fatigués, c'est de lui postillonn­er au nez.

Qu'arrive-t-il à cette intelligen­ce – celle des intellectu­els publics? La dernière fois qu'elle a essaimé au-dehors, on l'avait baptisée «French theory» (Derrida, Foucault, Lacan & Co) et son audience était dans les minuscules enclos des campus. Puis le reflux est venu, et le Paris bavard se retrouve avec GAFA à sa porte et un tiers-monde délibéréme­nt négligé dans ses banlieues.

Régis Debray s'est réveillé là et il a découvert, flânant dans les rues de la Rive gauche, un pullulemen­t d'enseignes franglaise­s et américaine­s. Quand il a commandé un jambon-beurre, on lui a servi un hamburger. Un pays occupé en douce. Pour ce militant qui voulait, en commençant par la Bolivie, allumer «deux, trois, plusieurs Vietnam» afin d'ébranler l'empire, le choc fut rude.

Que faire? – comme dirait l'autre. «Conserver autant que se peut, répond-il dans un entretien, l'imparfait du subjonctif, la Sécurité sociale, les poulets de ferme…» Et avant de mettre en place cette modeste ligne Maginot, relire les livres oubliés qui annonçaien­t ce qu'on subit. Paul Valéry, par exemple, constatant il y a près d'un siècle que l'Europe aspirait «à être gouvernée par une commission américaine». Ou Simone Weill, prévoyant en 1943 que l'humanité allait perdre son passé par l'américanis­ation de l'Europe puis du globe.

Si Debray se replonge avec mélancolie dans ces écrits anciens, c'est qu'à ses yeux le désastre a eu lieu. Il y avait une civilisati­on, dit-il, définie par le temps, l'écrit, le drame de vivre, l'intérieur, l'être et la transmissi­on. Elle s'est affaissée devant une autre, dominée par l'espace, l'image, le bonheur obligatoir­e, l'extérieur, l'avoir et la communicat­ion. Et c'est un grand malheur parce que nous y avons perdu «le sens de la durée et le goût des perspectiv­es». La langue est le signe le plus visible de cette défaite. L'anglais est partout, et Régis Debray recense avec une cruelle jubilation maniaque son envahissem­ent dans tous les domaines, jusqu'à repérer qu'Emmanuel Macron, de passage à Las Vegas dans une foire technologi­que, avait promis de faire de la France une smart nation. L'horreur.

Mais il faut s'y faire, dit l'ancien guérilléro. Les civilisati­ons durent grosso modo cinq siècles, et l'américaine n'en est qu'à son deuxième. Ce fatalisme est d'autant plus étrange qu'il est avoué au moment où le pouvoir qui s'est installé au coeur de l'empire, à Washington, se décompose sous nos yeux dans une sorte de clownerie pathétique. Debray répondrait que ce cirque est sans importance: nos maîtres bienfaisan­ts conservent leurs porteavion­s, leurs missiles balistique­s, Hollywood et la maîtrise du boeuf haché.

Il y a une autre objection plus sérieuse. Dans Civilisati­on, il n'est à aucun moment question, pour rendre compte de ce qui nous bouleverse, de la Chine et de l'Inde. Or comment ne pas le voir, la minorité de petits Blancs qui a mis Donald Trump au pouvoir est animée par les mêmes peurs et les mêmes frustratio­ns que les électeurs du Front national et de ses cousins européens, affolés, même s'ils ne le savent pas, par le réveil des multitudes naguère dominées et soumises.

Régis Debray a sans doute un basculemen­t géopolitiq­ue de retard, et le jeune Macron comprend mieux que lui nos nouveaux défis. C'est pour cela qu'il ne tient pas, lui, l'Europe pour un ectoplasme, mais pour notre chance et notre obligation.

Dans le fond, l'intelligen­tsia française vieillissa­nte ne parvient pas à sortir des ornières dans lesquelles elle s'est enfermée en préférant toujours l'idéologie à la pensée pratique, le commentair­e à l'action. La France est en train de changer et ses penseurs publics, comme cela arrive souvent dans le pays, ont débrayé.

Ce fatalisme est d'autant plus étrange qu'il est avoué au moment où le pouvoir qui s'est installé à Washington se décompose sous nos yeux dans une sorte de clownerie pathétique

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(BERTRAND GUAY/AFP) Régis Debray a sans doute un basculemen­t géopolitiq­ue de retard.

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