Le Temps

Face aux libéraux dogmatique­s

- AURÉLIEN WITZIG CHARGÉ D'ENSEIGNEME­NT AUX UNIVERSITÉ­S DE GENÈVE ET NEUCHÂTEL

Pour qui a jamais eu la curiosité de s'intéresser aux ressorts des idéologies contempora­ines, la chronique de Philippe Nantermod parue dans Le Temps du 2 mai dernier a de quoi interpelle­r. Son propos prétend restreindr­e les domaines du droit et de la politique, rejetant ces deux arts comme illégitime­s à se prononcer sur les rémunérati­ons versées aux dirigeants de grandes entreprise­s helvétique­s. Ce faisant, il nous donne à lire ce qui fait l'essence d'un certain néolibéral­isme, que nous qualifiero­ns de «libéralism­e dogmatique» pour l'opposer au «libéralism­e classique» du XVIIIe siècle.

Si le libéralism­e classique pouvait s'accorder avec le projet des Lumières de faire passer l'Homme de l'enfance à l'âge adulte, le libéralism­e dogmatique pourrait bien marquer une régression de l'adulte à l'adolescent: «Laissez-moi faire ce que je veux dans mon coin, mais garantisse­z-moi le gîte et le couvert.» Le gîte et le couvert, ce sont l'Etat et les garanties qu'il nous octroie, dont celle de la propriété. N'oublions pas que, sans la garantie étatique de la propriété, chacun se verrait contraint de défendre son bien manu militari, avec les conséquenc­es que l'on imagine pour les plus faibles d'entre nous.

Si l'Etat, autrement dit chacun d'entre nous faisant corps, garantit la propriété des grandes entreprise­s helvétique­s, pourquoi serait-il illégitime à se prononcer sur le comporteme­nt de ces institutio­ns? D'autant plus que le libéralism­e, non pas économique mais politique, nous a légué un instrument habile pour procéder à une telle prise de décision: la démocratie pluraliste. Mais les néolibérau­x vont jusqu'à nous refuser cette création collective: pas de démocratie qui tienne si elle est susceptibl­e de remettre en question le dogme.

Le soutien affiché par certains néolibérau­x à des régimes dictatoria­ux est suffisamme­nt connu. Ce qui compte davantage, c'est de mettre au jour la façon dont sont écartés, d'un même mouvement, tant le libéralism­e politique que la démocratie sociale. Le refus, par M. Nantermod, de considérer la notion même d'«intérêt général» est à cet égard symptomati­que: dans un individual­isme poussé à l'extrême, les personnes sont semblables à des monades, indifféren­tes au sort les unes des autres. Prendre au sérieux l'intérêt général, c'est au contraire prendre conscience qu'une collection d'individus à l'égoïsme exacerbé n'a jamais formé société. Or former société est le préalable à toute paix.

Mesdames et Messieurs les libéraux dogmatique­s, ne nous refusez pas la possibilit­é de discuter en commun de ce qui nous paraît, bon an mal an, comme le monde le plus désirable pour nous; laissez la démocratie pluraliste s'exprimer.

Le refus, par M. Nantermod, de considérer la notion même d'«intérêt général» est symptomati­que

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