Le Temps

«Les enchères sont plus transparen­tes»

Le commissair­e-priseur Aurel Bacs raconte pourquoi une Rolex a été vendue pour plus de cinq millions de francs le week-end dernier à Genève. Pour lui, «blanchir de l’argent avec une maison d’enchères sérieuse est la pire des idées»

- PROPOS RECUEILLIS PAR VALÈRE GOGNIAT @valeregogn­iat

Au total, il s’est vendu pour 61,7 millions de francs de montres à Genève, le week-end dernier. Antiquorum, Sotheby’s, Christie’s et Phillips y tenaient leur vente aux enchères horlogère de printemps – une autre a traditionn­ellement lieu en novembre.

En attribuant pour 32,61 millions de francs de garde-temps, Phillips – qui travaille en associatio­n avec Bacs & Russo – a fait mieux que le cumul des trois autres maisons réunies. Aurel Bacs, le commissair­e-priseur qui a piloté cette mise à l’encan, détaille ce succès.

Ce week-end, la Rolex de l’ex-empereur vietnamien Bao Daï a été vendue pour plus de cinq millions de francs. En 2002, cette même montre a été achetée 235 000 francs. Comment comprenez-vous cette multiplica­tion par 22? Est-ce que vous pensez que les 235000 francs de l’époque valent 235000 francs aujourd’hui? Combien d’actions Apple auriezvous acheté en 2002 avec ces 235000 francs et combien en achèteriez-vous aujourd’hui avec ce même montant? Quel genre de diamant, de tableau de maître ou de voiture auriez-vous acheté en 2002 avec cette somme et qu’est-ce que cela vaudrait aujourd’hui? Dans ce contexte, je vois ce facteur 22 comme une évolution logique.

Certains craignent au contraire la présence d’une «bulle» sur le marché de la montre d’occasion. Combien l’acheteur de la Rolex Bao Daï pourra-t-il la revendre dans dix ans. Dix millions? Un million? Trente millions? Je n’ai pas la réponse. Ce que je peux vous dire, c’est que l’acheteur était profondéme­nt passionné par cette pièce, ce qui exclut l’achat purement spéculatif. J’ai personnell­ement de très grands doutes que nous revoyions cette montre dans dix ou 20 ans. Mais regardons au-delà de ce cas précis. A l’heure actuelle, chaque banque centrale du monde déverse des milliards et des milliards dans le marché pour booster l’économie. Dès lors, chaque jour, l’argent devient meilleur marché. Il y a donc davantage de milliardai­res qu’il y a dix ans. Et je ne parle même pas des millionnai­res… Ces gens veulent profiter de leur argent plutôt que d’avoir des billets sous le matelas. Ils achètent un diamant pour leur épouse, une maison à Cologny, une nouvelle Porsche et une belle montre dans un magasin. Mais quand vous en arrivez là, vous voulez aussi vous distinguer de vos amis du club de golf. Et là, vous avez besoin d’une chemise à vos initiales réalisée par un tailleur napolitain, d’un tableau de maître français et d’une montre vintage que vos amis du club du golf n’auront pas déjà autour du poignet. Répondre à votre question, c’est se demander s’il y aura encore davantage de millionnai­res dans cinq ans et s’ils s’intéresser­ont toujours aux montres d’époque. Je penche pour un double oui. Y a-t-il des critères objectifs qui définissen­t le prix d’une montre? Ou tout est affaire de mode? Parler seulement d’une référence ou d’un calibre est aussi réducteur que de parler du prix du mètre carré à Cologny. Est-ce que ce mètre carré est au centre du village, sur la colline, côté lac, côté ombre, à côté des poubelles? De la même manière, on doit se pencher sur l’histoire de la montre, son cadran, son originalit­é, son état, sa provenance, sa «fraîcheur» sur le marché des enchères, etc. La mécanique n’a plus aucun rapport avec le prix final et le prix «objectif» d’une montre aux enchères est impossible à calculer puisqu’il s’agit toujours de pièces uniques. Que ce soit une poussière sur le cadran, une rayure sur la lunette, le degré de patine de la montre… Même deux montres rigoureuse­ment identiques et sorties de la même boutique le même jour auront eu des vies différente­s. Et auront donc des prix différents.

Est-ce que vous recommande­riez à un particulie­r qui aurait 100 000 francs à dispositio­n de les investir dans une montre aux enchères? Je pense qu’il faut qu’il y ait à la base un intérêt réel pour l’horlogerie. Mais si c’est le cas, je l’accueille volontiers pour discuter des modèles qui pourraient l’intéresser.

Comment se portent les ventes de gré à gré? N’est-il pas plus séduisant pour les vendeurs d’éviter l’éventuel désaveu d’une vente publique ratée? Et, pour les acheteurs, de réaliser des coups à plusieurs millions en toute discrétion? Sur les 10001500 montres que nous vendons chaque année, seul 1 à 2% le sont de cette manière. A mes yeux, la vente publique est plus pratique et plus efficace. Si une montre vaut 10000 francs à mes yeux, je vais la mettre aux enchères avec une estimation courant de 7000 à 13000 francs. Pour l’acheteur, il vaut peut-être mieux le faire en public pour tenter d’économiser 3000 francs. Idem pour le vendeur, qui peut possibleme­nt en gagner 3000.

«Même deux montres rigoureuse­ment identiques et sorties de la même boutique le même jour auront eu des vies différente­s. Et auront donc des prix différents»

Ces derniers jours à Genève, quantité de repas ont eu lieu où de grands collection­neurs se connaissen­t et se fréquenten­t. Comment imaginer qu’ils ne se mettent pas d’accord sur certains coups? Vous pensez que les dés sont pipés? Alors votre impression n’est pas correcte. Entre samedi et dimanche, il y avait 400 personnes dans la salle, 400 personnes en ligne et encore des centaines d’acheteurs potentiels présents au téléphone. Avec ces milliers de collection­neurs, le marché est aujourd’hui beaucoup plus efficace et transparen­t qu’il y a cinq ou dix ans. Jamais un acheteur ne connaîtra le nom de toutes les autres personnes intéressée­s par le modèle qu’il convoite. Un exemple: personne ne connaît l’acheteur de la Rolex Bao Daï mentionnée précédemme­nt et ce dernier s’en porte très bien.

Vous parlez de transparen­ce, mais la réputation des ventes aux enchères est justement un brin sulfureuse. Vous vendez des montres depuis 1995; pouvez-vous exclure de n’avoir jamais permis à un client de blanchir de l’argent lors de l’une de vos ventes? J’avoue que, dans les années 1990, il était alors possible de payer en cash mais c’était conforme à la loi. De la même manière, il était possible d’aller ouvrir un compte en banque à la Paradeplat­z avec une mallette de cash. Aujourd’hui, non seulement nous n’acceptons plus l’argent en espèces, mais nous demandons une carte d’identité ou, s’il s’agit d’un achat via une société, d’identifier l’ayant droit économique. Blanchir de l’argent avec une maison d’enchères sérieuse est la pire des idées.

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(ALEX STEPHEN TEUSCHER/PHILLIPS) Aurel Bacs: «Aujourd’hui, non seulement nous n’acceptons plus l’argent en espèces, mais nous demandons une carte d’identité ou, s’il s’agit d’un achat via une société, d’identifier l’ayant droit économique.»

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