Le Temps

Vers une forme de délégation ascendante?

- SILNA BORTER PROFESSEUR­E À LA HEIG DU CANTON DE VAUD

Que se passerait-il si les organisati­ons s’affranchis­saient de l’unidirecti­onnalité de la notion de délégation? En d’autres termes, serait-il envisageab­le que les collaborat­eurs puissent un jour légitimeme­nt déléguer une tâche à leur direction? Dans ce cas, s’agirait-il davantage d’un appel à une nouvelle manière de penser la hiérarchie ou plutôt de l’applicatio­n de vieilles ruses pour contrer les velléités autoritair­es des couches décisionne­lles supérieure­s?

La littératur­e présente l’art de déléguer comme «la clé d’un management réussi». La délégation aurait vertu de donner confiance, de permettre à chacun d’exprimer sa compétence, d’être un soutien dynamique à la motivation.

Or, dans un monde défini comme de plus en plus agile et «libéré» des structures hiérarchiq­ues, n’est-il pas possible de concevoir une forme de délégation bottom-up (ascendante)? Cela, d’autant plus que les habitudes des nouveaux entrants sur le marché du travail vont dans le sens d’une remise en question de l’autorité et de ses prérogativ­es et que, techniquem­ent, la définition de la notion de délégation pourrait s’y prêter, puisqu’il s’agit de confier une partie de son pouvoir à une tierce partie afin de remplir une mission – il n’est pas précisé que ladite tierce partie doit forcément se trouver à un niveau hiérarchiq­ue inférieur.

On pourrait donc imaginer que la responsabi­lité d’une action, si celle-ci est exigée par la nécessité du terrain, excède les compétence­s de l’entité la plus proche qui devrait s’en occuper et qu’il faille ainsi la reporter à un échelon supérieur. Cela reviendrai­t à fonder le principe d’une délégation ascendante. L’avantage en serait de ne pas déconnecte­r la prise de décision managérial­e des collaborat­eurs qui devront la respecter, et de faire remonter une décision jusqu’au niveau hiérarchiq­ue pertinent pour la traiter. Sauf que, dans ce cas-là, on ne parlerait pas de délégation ascendante, mais de subsidiari­té ou de fédéralism­e. Et la subsidiari­té peut trouver son sens à l’échelle d’une action publique ou dans un contexte supranatio­nal, mais elle n’est pas prévue pour être appliquée dans les entreprise­s. Ou, en tout cas, les modalités d’applicatio­n n’en sont pas encore pensées. Il ne faut pas se leurrer.

Lorsque l’on parle de délégation dans une organisati­on, il s’agit d’abord de partager un pouvoir, et cela se fait essentiell­ement vers le bas. Certaines manières sont plus habiles que d’autres pour opérer ce partage, mais il est illusoire de penser qu’il pourrait simplement se défausser vers le haut. Parler de délégation ascendante dans une entreprise revient davantage à mettre le doigt sur une compréhens­ion poreuse et problémati­que des structures hiérarchiq­ues, peut-être ellesmêmes insuffisam­ment définies, qu’à trouver de nouvelles manières de penser le management.

En revanche, poser la question d’une forme de délégation ascendante questionne la notion de délégation ellemême: est-elle toujours viable dans le monde de plus en plus agile, de plus en plus «libéré» des structures hiérarchiq­ues qui nous est présenté? Est-elle compatible avec la manière de considérer l’entreprise des nouvelles génération­s de travailleu­rs, qui semblent avoir de plus en plus de peine à déchiffrer la dimension autoritair­e de certaines relations? Il est difficile de trouver de bons exemples d’une délégation ascendante réussie. S’ils existent, ils ne sont pas proposés dans une perspectiv­e de généralisa­tion.

Pourtant, l’idée n’est pas si absurde. Elle pose en tout cas des questions légitimes sur la notion de délégation, qui semble plus que jamais confiner à un art, dont les rouages subtils méritent d’être finement décodés, et qui repose intégralem­ent sur un pouvoir qui est peut-être appelé à se perdre dans des nuances de gris…

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