Traverser le Léman dans une bulle
Le prototype d’une SeaBubble a été testé au large de Genève. Reportage
«Eh, Monsieur, elle est super, votre bagnole flottante!» Debout sur sa planche de paddle au milieu du port de Genève, cet écolier écarquille les yeux, et manque de faire un plongeon. Quelques minutes plus tard, mue par beaucoup de curiosité, c’est la police du lac qui, feux bleus clignotant, aborde cette embarcation hors du commun. Pour l’emmener au poste. Il faut dire que, mercredi, le premier prototype final de SeaBubble, dans lequel une équipe du Temps a embarqué, n’est pas passé inaperçu dans la Rade. Une première navigation qui avait des objectifs autant médiatiques que techniques, de nombreux tests restant à mener.
«La SeaBubble, explique son concepteur, Alain Thébault, est une embarcation entre le bateau, la voiture, et l’avion.» Le bateau bien sûr, car son support est l’eau. La voiture parce que l’engin en a toutes les apparences, avec ses phares avant, ses cinq sièges, son pare-brise, sa carrosserie en fibre de verre carénée et… son volant. Et l’avion, tant cette «bulle de mer» exploite une technologie désormais connue, mais qui reste révolutionnaire: les foils. Soit de petites «ailes» fixées en V sous la coque du navire. «Lorsque l’on atteint une certaine vitesse, les foils créent une portance qui fait s’élever l’engin à 50 cm sur l’eau, de la même manière que les ailes d’un avion le font s’envoler», explique le marin.
Pour les villes encombrées
Alain Thébault est d’ailleurs devenu célèbre pour avoir franchi à la voile le «mur du vent», 50 noeuds (92,6 km/h), à bord de l’Hydroptère, un catamaran équipé d’immenses foils. Récemment, les voiliers de l’America’s Cup, eux aussi, volaient plus qu’ils ne flottaient, grâce à cette technologie. En 2015, l’aventurier des mers a eu l’idée de l’appliquer à la navigation de transport. Et de s’allier alors à Anders Bringdal, véliplanchiste suédois aux multiples records, pour créer une start-up autour d’une vision futuriste: «Dans des villes encombrées par le trafic, mais qui possèdent des voies d’eau, des véhicules navals rapides, silencieux, créant peu de vagues, trou- veraient vite leur place, d’autant plus s’ils sont écologiques.» Leurs foils induisant une réduction du frottement dans l’eau de 40%, les SeaBubbles peuvent fonctionner avec des moteurs électriques à hélices orientables, propres, alimentés par des batteries.
A bord, l’expérience est étonnante. Un coup d’accélérateur et, à peine atteinte la vitesse de 6 noeuds (11 km/h), l’embarcation se soulève doucement des flots calmes, générant une faible écume. «C’est impressionnant de se mettre à voler à une vitesse aussi faible, s’enthousiasme Alec Tournier, secrétaire général de la Société nautique de Genève, embarqué pour ces traversées inaugurales. En quelques années, la vitesse nécessaire pour décoller avec des foils est passée de 15 à 6 noeuds: c’est extraordinaire de voir une telle évolution technologique!» Peu après, Anders Bringdal réduit d’un coup la puissance, et l’engin recolle à l’eau, comme des skis sur de la neige très mouillée. Les virages, eux, nécessitent de la maîtrise: «On s’incline à 20°, explique Alain Thébault, alors que l’embarcation vacille un peu. Nous sommes en train de tester cinq jeux de foils. En fait, ce genre d’engin n’est pas fait pour naviguer si lentement; celui que nous testons le fera sur la Seine à Paris, où la vitesse est limitée à 10 noeuds.» Cinq prototypes similaires, construits sur les chantiers Décision SA à Ecublens, suivront dès cet automne. Anne Hidalgo, la maire de la capitale française, a en effet affiché tôt son intérêt pour le projet, rappelle le marin. «Aujourd’hui, les autorités de villes du monde entier nous contactent», se réjouit celui qui espère déployer ses activités dans 40 zones urbaines. La vitesse des SeaBubbles, elle, pourra être adaptée jusqu’à 30 noeuds (55,5 km/h).
Projet de BubbleBus
«Nous sommes en contact avec Facebook pour développer un BubbleBus de 32 places», poursuit-il. Par la mer, cela mettrait les bureaux de l’entreprise, situés dans la Silicon Valley, à moins d’une heure des docks de San Francisco, éloignés sinon de 90 minutes par la route.» Des contacts seraient noués avec Google «pour faire des SeaBubbles des engins entièrement autoguidés, ce qui permettrait de libérer la place du pilote – ce dernier n’est d’ailleurs pas inclus dans notre business plan, dit-il en riant. Comme avec Uber, il suffirait d’une application sur smartphone pour les appeler.» Le marin précise même avoir refusé une offre de l’entreprise de taxis personnels. «Nos bulles se dockeraient alors à des ports flottants bien référencés, qui leur serviraient de base de recharge en électricité, une énergie qui serait elle-même produite par des turbines immergées sous ces ponts d’accostage et par des panneaux solaires.» Musique d’avenir.
Aujourd’hui, les SeaBubbles ont une autonomie de 3,5 heures. «Nous utilisons des batteries au lithium disponibles sur le marché, qui représentent 30% du coût et du poids total de la bulle, explique Alain Thébault. Mais nous allons les développer. Nous sommes en contact avec la société Tesla, dont le patron, Elon Musk, adore l’Hydroptère.» «En octobre, les modèles dernier cri que nous allons implémenter permettront déjà de doubler l’autonomie», précise Anders Bringdal.
A propos de coûts, quel est le prix d’une SeaBubble? «Entre celui d’une Renault Zoe et celui d’une Tesla», répond Alain Thébault. Soit entre 20 000 et 40 000 francs. Aucun modèle n’a pour l’heure été vendu. Mais pour vivre, la start-up a déjà recueilli de nombreux soutiens (lire l’article de complément ci-dessous). La police lacustre genevoise, elle, a été visiblement conquise: après une demi-heure d’interrogatoire, elle a laissé ces joyeux entrepreneurs de la mobilité aquatique reprendre leurs essais sur le Léman.
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«En quelques années, la vitesse nécessaire pour décoller avec des foils est passée de 15 à 6 noeuds: c’est extraordinaire de voir une telle évolution technologique!»
ALEC TOURNIER,
SECRÉTAIRE GÉNÉRAL DE LA SOCIÉTÉ NAUTIQUE DE GENÈVE