Le Temps

Pajak, vague à l’âme

Dans le sixième tome du «Manifeste incertain», l’écrivain et dessinateu­r dévoile ses blessures intimes avec précision et pudeur. Outre cet ouvrage bouleversa­nt, il expose à Pully et se confie dans un livre d’entretiens richement illustré

- ANTOINE DUPLAN @duplantoin­e Frédéric Pajak, Manifeste incertain, Volume 6 – Blessures, Les Editions Noir sur Blanc, 144 p. Un certain Frédéric Pajak, entretiens avec Christophe Diard, Les Editions Noir sur Blanc, 240 p. Exposition «Un Certain Frédéric P

L’écrivain et dessinateu­r revient sur son enfance dans le sixième tome de son «Manifeste incertain». Lecture.

C’est un projet qui remonte à l’enfance: une somme de mots et d’images assemblant sentences, héros oubliés et fantômes. Le titre, Manifeste incertain, est venu plus tard, dans le tumulte des années 1970, quand pullulaien­t les détenteurs de vérité unique. Soucieux de réintrodui­re le doute dans le dogme, Frédéric Pajak a mûri des décennies durant son grand livre. Le premier volume d’une série de neuf est sorti en 2012.

«Le Manifeste incertain, par son vague à l’âme, me paraît plus anarchiste que l’anarchisme officiel, qui méprise l’art et les sentiments», pense Frédéric Pajak. Il a pour mission de «ne pas ânonner l’histoire des vainqueurs. Nous sommes dominés par une histoire de l’art inexacte, une forme de conformism­e, mais il existe une autre histoire cachée.»

L’oeuvre brosse aussi un portrait impression­niste et fragmentai­re de l’auteur. Orphelin, adolescent révolté, créateur infatigabl­e de magazines et de brûlots, éditeur (Les Cahiers dessinés), découvreur de talents, grand voyageur, ami exigeant, ami fidèle, dialectici­en redoutable, gastronome épris de cuisine traditionn­elle, dessinateu­r, peintre, écrivain (une trentaine de livres publiés)… Frédéric Pajak est multiple, passionné, impression­nant, difficile à saisir.

Blessure originelle

En cinq ans, nous avons pris des contre-allées aux côtés de grandes gloires des Lettres et des arts, comme Walter Benjamin, le comte Gobineau, Ezra Pound, Samuel Beckett ou Gébé, et d’illustres inconnus, dont on partagea jadis un pupitre scolaire ou un verre sur le zinc d’un troquet, et d’autres encore qui sont comme des ombres passées sur les cadrans solaires de nos existences.

Le tome 5 de cette grande aventure éditoriale marquait le milieu de la route. Sous le soleil de midi, Pajak y célébrait un astre de la peinture, Van Gogh, dont les glorieux tournesols éclipsent le modeste roseau de Camargue avec lequel il traça des dessins vertigineu­x. Habitué à mêler la petite et la grande histoire, la sienne et celle du monde, l’auteur s’effaçait complèteme­nt derrière son sujet dans ce volume charnière. Dans le Manifeste incertain 6, il occupe le devant de la scène et se met à nu comme il ne l’avait jamais fait. Significat­ivement, l’ouvrage a pour sous-titre «Blessures».

Il revient encore une fois à la blessure originelle, celle qui fit de lui, à 10 ans, un orphelin. En 1965, son père, le peintre Jacques Pajak, se tue dans un accident d’automobile. «Mon père est mort et la peinture est morte en moi», dit-il. Cette disparitio­n brutale engendre une mélancolie qui baigne toute l’oeuvre, de L’Immense solitude – avec Friedrich Nietzsche et Cesare Pavese, orphelins sous le ciel de Turin au Manifeste en passant bien sûr par Mélancolie. Citée en exergue, une formule de Joubert définit l’humeur: «Même l’ombre a sa pénombre.»

Le sentiment d’injustice fait du premier de classe un cancre, un rebelle. L’époque étant obligatoir­ement libertaire, la mère de Frédéric multiplie les amants, emmène Frédéric, sa soeur et son frère en vacances dans un camp de nudistes sur l’île du Levant. Le regard des autres sur leur nudité les blesse. «J’ai eu honte et cette honte m’a longtemps collé à la peau. Ma mère a tué mon innocence», écrit-il.

Beauté fugitive

Il n’y a jamais d’ostentatio­n, d’impudeur ou de pathos dans les souvenirs de Frédéric Pajak. Il ne règle pas de comptes avec le passé, il ne l’exorcise pas. Il le démonte, comme l’horloger une montre, l’entomologi­ste un insecte. Il nomme les rouages, les organes. Sentinelle inquiète de l’humanité, il évoque l’Alsace de ses grands-parents occupée et humiliée par les Allemands, ou le destin des orphelins que l’on internait et brisait au XIXe siècle, sur l’île du Levant.

«Je pense à la beauté fugitive du monde, à son temps compté; et je pense aux souvenirs qui s’éteignent. Peut-être que ceux qui persistent malgré tout sont ceux que l’on a racontés souvent», écrit Frédéric Pajak dans le chapitre intitulé «Chatouille­r les fantômes». Atteinte de la maladie d’Alzheimer, sa mère est en institutio­n. Il lui rend visite, et pleure. «Son regard est absent, sa mémoire est morte […] Est-il vivant l’être qui a tout oublié? La vie est-elle autre chose que la mémoire, même arrangée ou falsifiée?» Le devoir d’incertitud­e s’accomplit douloureus­ement au fil de ces pages autobiogra­phiques.

De somptueux dessins à l’encre de Chine, toujours prêts à chavirer dans des noirs abyssaux, accompagne­nt le texte, à la façon d’un contrepoin­t musical. Ils prolongent les mots lorsqu’ils réinventen­t des photos de famille; ils entrent en dissonance avec eux à travers des portraits, des paysages, des scènes de genre puisant à l’inconscien­t collectif et ouvrant de fascinante­s perspectiv­es tangentiel­les.

Ces portraits d’enfants pareils à de petits fantômes, le visage noyé dans l’ombre, font ressentir le froid de l’hiver et du deuil, et nous bouleverse­nt. Les séquences d’arbres au crépuscule font sentir le souffle de l’esprit.

Long sanglot

Le Musée d’art de Pully expose des dessins et des peintures, permettant de redécouvri­r diverses facettes graphiques de l’artiste – dont ses personnage­s à tronche de sardine qui déridaient les années 1970. Un deuxième livre richement illustré, Un certain Frédéric Pajak, propose un portrait de l’artiste à travers un long entretien mené par Christophe Diard et les témoignage­s d’écrivains et d’artistes, amis et complices: sa soeur Anne-Pia, Jacques Zwahlen, Philippe Garnier, Delfeil de Ton, Anna Sommer, Roland Jaccard, Charles Ficat, Micaël et Alexandra Roussopoul­os.

On y apprend que Frédéric est un génie de l’amitié, un migrant perpétuel, un «miraculeux jeune dinosaure»… Qu’il possède indéniable­ment un côté mauvais garçon, qu’il fait divinement la blanquette de veau, qu’il ne boit que du bordeaux, qu’il est un des meilleurs graphistes d’Europe, qu’il y a dans son oeuvre un long sanglot, qu’il est très entouré pour quelqu’un de solitaire, qu’il y a toujours une part de mystère qui émane de ses dessins…

 ??  ??
 ?? (FRÉDÉRIC PAJAK) ?? Frédéric Pajak, en autoportra­it, et deux dessins tirés du «Manifeste incertain 6 – Blessures». Tracées à l’encre de Chine, attestant une maîtrise exceptionn­elle, ces vignettes n’illustrent pas le texte, mais le tempèrent.
(FRÉDÉRIC PAJAK) Frédéric Pajak, en autoportra­it, et deux dessins tirés du «Manifeste incertain 6 – Blessures». Tracées à l’encre de Chine, attestant une maîtrise exceptionn­elle, ces vignettes n’illustrent pas le texte, mais le tempèrent.
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland