Le Temps

Le malaise préélector­al germano-turc

Le président Erdogan a appelé ses compatriot­es d’outre-Rhin à boycotter la CDU, le SPD et les Verts aux élections de septembre. La dégradatio­n actuelle des relations germano-turques suscite un malaise palpable dans leur communauté

- NATHALIE VERSIEUX, BERLIN

Le président turc, Recep Tayyip Erdogan, s'est immiscé dans le processus électoral allemand, appelant à boycotter la CDU, le SPD et les Verts lors du scrutin de septembre prochain. Les échanges musclés entre Ankara et Berlin inquiètent la communauté turque d'Allemagne. Reportage.

Des montagnes de fruits et de légumes, quelques baraques à thé, ou à kebab. Nous sommes sur le plus grand marché turc de Berlin, sur les bords du canal de Landwehr, au coeur de la capitale allemande. Deux fois par semaine, les stands aux prix défiant toute concurrenc­e attirent ménagères turques et arabes, ainsi que les étudiants du quartier. A l’entrée du marché, Kubilay, courte barbe et calot rouge avec le logo de son échoppe de glaces, prépare une boule à la fraise pour une fillette aux grands yeux bruns. Il sert la glace «à la turque». Le cérémoniel – la boule de glace reste collée à la longue cuiller du jeune homme lorsque l’enfant se saisit du cornet – ravit toute la famille.

Un débat contre-productif

Kubilay a 22 ans. Il est né à Berlin et possède la nationalit­é allemande. Jusqu’à présent, il a toujours voté pour les sociaux-démocrates (SPD), comme les deux tiers des Turcs d’Allemagne, issus pour la plupart de la classe ouvrière et imprégnés par le syndicalis­me. Mais la détériorat­ion galopante des relations germano-turques depuis un an l’a déstabilis­é. Après des semaines d’échanges verbaux de plus en plus musclés entre divers politicien­s d’Ankara et le gouverneme­nt allemand, le président turc, Recep Tayyip Erdogan, a demandé le 18 août à ses compatriot­es d’Allemagne de «ne voter ni pour les chrétiens-démocrates (CDU), ni pour le SPD ni pour les Verts, qui sont les ennemis de la Turquie».

L’argument a porté auprès de Kubilay. Comme lui, 41% des Turcs d’Allemagne interrogés par Data4U, (un institut spécialisé dans les enquêtes d’opinion des personnes issues de l’immigratio­n) ne savaient pas fin août s’ils se rendraient aux urnes un mois plus tard. «Jusqu’ici j’ai toujours voté pour le SPD, explique Kubilay. Mais je crois que j’ai changé d’avis, à cause des attaques du SPD et de la CDU contre la Turquie. A vrai dire, je ne sais pas si je vais aller voter ou pas. Erdogan? Il a fait exactement la même chose que ce qu’ont fait les partis allemands quand il y a eu le référendum en Turquie. C’est pourquoi je trouve légitime ce qu’il a dit… La Turquie est pour moi autant mon pays que l’Allemagne.»

«La façon dont est mené en Allemagne le débat autour de la Turquie et d’Erdogan est contre-productive, analyse Yunus Ulusoy, expert de la Turquie à l’Université de Duisburg-Essen. Erdogan est populaire auprès de nombreux Turcs d’Allemagne, comme l’a montré le référendum du printemps.» «Les gens ont l’impression que la tendance en Allemagne est à l’hostilité envers les Turcs et la Turquie. Le racisme a augmenté», ajoute Azize Tank, candidate germano-turque pour le parti néocommuni­ste Die Linke.

Trois millions de Turcs vivent en Allemagne, dont un peu plus d’un million ont également la nationalit­é allemande. 700000 d’entre eux sont en âge de voter, soit un peu plus de 1% du corps électoral. Le boycott des principaux partis allemands à l’appel du président Erdogan ne va donc pas décider de l’issue du vote. D’autant que la communauté turque d’Allemagne est fortement divisée. La majorité d’entre eux ont voté pour la réforme constituti­onnelle voulue par le président Erdogan au printemps. En revanche, les minorités kurdes et alévis sont très hostiles au Parti de la justice et du développem­ent (AKP) du chef de l’Etat. Il en va ainsi d’Erkan, rondouilla­rd et chauve propriétai­re d’un petit restaurant de kebab, dans le quartier multicultu­rel de Kreuzberg: «Ce que dit Erdogan ne m’intéresse pas du tout… Je vis ici. Il ne vit pas ici. Je suis un homme libre. Je vais aller aux urnes et voter librement!»

Cansel Kiziltepe se présente dans son quartier pour le SPD. Cette jeune femme de 41 ans à la longue chevelure brune et au regard vif reçoit dans une ancienne boutique du quartier branché de Friedrichs­hain, le bureau des sociaux-démocrates pour le district. Elle est l’une des 11 députés d’origine turque qui siégeaient au Bundestag au cours de la dernière législatur­e. Aujourd’hui, elle compte sur la présence de nombreux Turcs-Allemands dans sa circonscri­ption pour obtenir un mandat direct, la voie royale pour entrer au Bundestag.

Fort recul attendu du SPD

«L’écrasante majorité des Turcs d’Allemagne votent pour le SPD, rappelle la députée. Un choix lié au fait que la CDU n’a jamais voulu l’intégratio­n de la Turquie au sein de l’Union européenne. Le SPD au contraire s’engage sur les sujets qui comptent pour cette population: le prix des loyers, l’éducation des jeunes, le chômage de longue durée. Alors que la CDU est toujours empêtrée dans le débat autour de la double nationalit­é et de la culture dominante.»

En 2013, 64% des Turcs d’Allemagne ont voté pour le SPD, 12% pour les Verts, 12% pour Die Linke et… 7% pour la CDU. Tous ces partis pourraient connaître un important recul fin septembre auprès de cet électorat. Selon l’Union des démocrates turco-européens, proche d’Erdogan, 56% des Turcs d’Allemagne hésitent à se rendre aux urnes. Cette fois, seuls 22% opteraient pour le SPD, 4% pour Die Linke, 6% pour les Verts et 7% pour la CDU.

«Ce que dit Erdogan ne m’intéresse pas du tout… Je vis ici. Il ne vit pas ici» ERKAN, RESTAURATE­UR DU QUARTIER DE KREUZBERG

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(AFP PHOTO/TOBIAS SCHWARZ) Les échanges musclés entre Ankara et Berlin ont fini par impression­ner certains électeurs.

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