Le Temps

A quoi bon déboulonne­r les statues?

- PIERRE HAZAN, CONSEILLER ÉDITORIAL DE JUSTICEINF­O.NET, PROFESSEUR ASSOCIÉ À L’UNIVERSITÉ DE NEUCHÂTEL

A travers le sort de la statue du général Lee, l’enjeu à Charlottes­ville n’était pas le passé de la guerre de Sécession (1861-1865), mais bien la projection que les Américains se font d’euxmêmes à un moment de bascule: pour la première fois, les citoyens américains contemplen­t le fait que dans deux décennies ans, les blancs seront minoritair­es aux EtatsUnis. Selon le bureau du recensemen­t fédéral, en 2042, les Hispanique­s seront 30%, les Afro-américains 15%, les Asiatiques 9%. Déboulonne­r la statue du général Lee, c’est symbolique­ment acter le décès de l’Amérique blanche au profit d’une Amérique multiracia­le. Car le général Lee, ex-commandant-en-chef des forces confédérée­s durant la guerre de Sécession incarnait ce temps où, soi-disant, la Providence avait offert l’Amérique aux seuls hommes blancs.

D’où l’opposition farouche de suprémacis­tes nostalgiqu­es d’une ère quasi-défunte que l’on a vue ces derniers jours à Charlottes­vile. Et leur volonté de mobiliser les énergies les plus réactionna­ires en faisant main basse sur les symboles du Sud ségrégatio­nniste dans le but d’offrir à leur racisme contempora­in, une pseudolégi­timité historique. Comme le fut la première loi de naturalisa­tion en 1790 aux Etats-Unis, ouverte aux seuls blancs, comme le fut encore l’un des plus honteux verdicts de la Cour suprême américaine, qui considéra dans l’affaire Scott (1857) qu’un «nègre, dont les ancêtres ont été importés (aux Etats-Unis) et vendus comme esclaves, qu’il soit lui-même esclave ou un homme libre, ne peut être un citoyen américain». C’est cette Amérique-là qui pendant huit ans a vomi sa haine chacun des jours de la présidence de Barack Obama, ulcérée de voir le fils d’un émigrant africain et d’une WASP (white anglo-saxon protestant) originaire du Kansas, accéder à la Maison-Blanche.

Comment dès lors ne pas comprendre la volonté de se défaire des symboles d’un temps révolu, où l’on refusait à certains la qualité d’homme sous prétexte que leur peau était de couleur différente? Mais même en retirant les monuments de l’espace public, l’histoire ne s’efface pas. Le déboulonna­ge des statues de Saddam Hussein en Irak, de Franco en Espagne, de Lénine dans les ex-pays communiste­s, n’a jamais éradiqué le passé. Elle a simplement signifié les valeurs du présent. Faut-il systématiq­uement déboulonne­r les anciennes idoles pour les remplacer par de plus actuelles, jusqu’à leur tour, elles cèdent la place et tourne manège? ou ne faut-il pas plutôt, les contextual­iser, c’est-à-dire, donner des clefs pour déchiffrer l’évolution des sociétés? C’est, dans un bref sursaut de lucidité, ce qu’a twitté le président Donald Trump, lorsqu’il écrit: «On ne change pas l’histoire, mais on peut apprendre d’elle», après… cependant avoir posé l’équivalenc­e entre suprémacis­tes et antifascis­tes!

Pour des sudistes – qui n’ont pas forcément apprécié que des suprémacis­tes s’emparent de leurs symboles –, les statues du général Lee incarnaien­t leurs ancêtres tombés au combat lors de la guerre de Sécession et la meurtrissu­re née de la défaite, revendiqua­nt leur droit à l’héritage du passé, mais non la haine raciale. Pour les Afro-américains, elles signifiaie­nt au contraire les lois Jim Crow, soit la ségrégatio­n et la discrimina­tion institutio­nnalisées, quand ce n’était pas les lynchages. Pour d’autres encore, ces monuments rappelaien­t le péché originel de l’Amérique, née du génocide des Indiens et de la traite esclavagis­te. Idéalement, ces monuments, du moins certains d’entre eux, auraient pu servir d’outils pédagogiqu­es, et incités à réfléchir sur l’identité américaine et la forme du multicultu­ralisme que les EtatsUnis se choisiront.

Déboulonne­r la statue du général Lee, c’est symbolique­ment acter le décès de l’Amérique blanche

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