Le Temps

Le fromage et la scène

Il préside la Fondation Théâtre du Jura et dirige dans le même temps la faîtière des artisans suisses du fromage. Entre Tête de Moine et Maria Callas, il se dévoile

- PAR LISE BAILAT @LiseBailat

«Il faut que ce théâtre vive. Il ne sera pas élitiste, il permettra de redessiner le paysage culturel jurassien et de mettre en réseau les acteurs actuels. Créer, c’est exister»

On dit parfois des Jurassiens qu’ils sont des taiseux. Lui non. Dans son bureau de directeur de Fromarte, au coeur d’un élégant immeuble patrimonia­l de Berne, Jacques Gygax est intarissab­le, tandis qu’il griffonne des schémas. Le projet de Théâtre du Jura, mené par la fondation qu’il préside, entre dans une phase décisive. Trois conditions sont à remplir jusqu’au 31 décembre sans quoi le premier théâtre profession­nel du canton du Jura ne verra pas le jour.

Jacques Gygax résume l’enjeu. «Si l’on fait abstractio­n de la Transjuran­e (l’autoroute A16 Boncourt-Bienne, ndlr), ce serait, quant à son envergure et ses coûts, le plus grand projet construit depuis la création du canton du Jura en 1979.»

Projet à 100 millions

Niché dans un écrin devisé à environ 100 millions de francs au coeur de Delémont, qui comprendra des surfaces commercial­es et des appartemen­ts, le Théâtre du Jura doit être construit pour 24 millions de francs. Mais afin de débloquer l’argent public et d’obtenir le feu vert définitif du gouverneme­nt jurassien, la Fondation doit trouver auprès de privés un tiers des fonds à l’investisse­ment (8 millions) mais aussi un tiers des coûts d’exploitati­on annuels (880 000 francs) pour les trois premières saisons. Elle doit aussi faire le descriptif très précis du bâtiment qu’elle achètera clé en mains. «Au niveau du financemen­t de l’investisse­ment, nous sommes désormais à bout touchant. Au niveau du financemen­t de fonctionne­ment, nous avançons. Au niveau de la rédaction du contrat, nous avons engagé le processus», précise Jacques Gygax, avec le souci du détail.

Il cite tous les chiffres et dates par coeur et pèse ses mots. Car ce théâtre qui doit servir tant de lieu de création que d’accueil et de diffusion, dans un canton en proie aux mesures d’économies, se veut un véritable défi. Un rêve. La folie des grandeurs pour certains. Il fallait donc une personnali­té rassembleu­se, populaire et crédible à la fois pour mettre le projet sur les rails. «Jacques préfigure assez bien ce que l’on veut avec le Théâtre du Jura: des gens qui aiment la culture et la reconnaiss­ent comme valeur fondamenta­le tout en travaillan­t dans l’économie», souligne Christine Salvadé, cheffe de l’Office jurassien de la culture.

«Construire un théâtre n’est pas un acte banal»

C’est donc lui, l’homme né à la fromagerie de Courtétell­e en 1961, qui a été approché pour présider la Fondation Théâtre du Jura en février 2016. «Je suis parti d’une feuille blanche! Si j’avais su l’ampleur du projet, la raison m’aurait incité à dire non», reconnaît Jacques Gygax aujourd’hui. Mais il y a aussi le coeur. Le sien bat particuliè­rement fort pour les arts de la scène et l’opéra. Il aime les Jurassienn­es Eugénie Rebetez et Zouc, voue une immense admiration à Maria Callas. Il sort Vernon Subutex de Virginie Despentes de sa serviette en cuir noir et évoque son passé de cinéphile compulsif. Mais il parle aussi de l’émotion suscitée par des spec- tacles amateurs. Il se souvient de ces jeunes en situation de handicap montés sur scène dans le cadre de «Stars d’un instant», un spectacle proposé par Pro Infirmis. Encore un déclic. «Construire un théâtre n’est pas un acte banal. J’aime beaucoup la portée symbolique de la scène. J’ai visité le site d’Epidaure construit en 700 avant J.-C. et cela m’a marqué: le théâtre a toujours fait office de lien social et intergénér­ationnel».

«Les gens sont curieux et ouverts»

Le jour, Jacques Gygax promeut donc des fromages. Le soir et le week-end, il tente de trouver des fonds pour un théâtre profession­nel. Rien d’incompatib­le aux yeux de ce doux géant: «Il y a aussi une valeur immatériel­le dans nos produits. Un fromage AOP a une saveur qui crée de l’émotion. Et certains maîtres fromagers sont des artistes.» Et il en est persuadé: dans quelques années, le producteur de Gruyères ajoulot ira écouter un opéra à Delémont. «Nous avons des gens curieux, ouverts. Les choses sont moins figées qu’on ne l’imagine parfois. Mais bien sûr, il faut que les Jurassiens incarnent ce théâtre».

Banquier de formation, Jacques Gygax parle de la recherche de fonds comme d’un exercice d’endurance et de conviction psychologi­que. L’appel a bien marché dans la métropole bâloise, qui projette dans ce futur écrin delémontai­n son «théâtre francophon­e». La conseillèr­e d’Etat Eva Herzog (PS) a même appuyé la démarche. Mais dans l’Arc jurassien, il y a des résistance­s. «Les réfractair­es au Théâtre nous disent que le projet est élitiste. Mais d’autres y voient un signal fort d’ouverture et de développem­ent.» Jacques Gygax est habitué au scepticism­e. En 2007, la patinoire de Delémont est au bord de la faillite. Avec un petit groupe de bénévoles, il finit par convaincre toutes les communes de la Vallée de financer la rénovation de l’installati­on. La nouvelle patinoire est inaugurée en 2012.

Il ne coupera pas le ruban

Homme de l’ombre, Jacques Gygax n’en tire aucun profit. Même s’il a fait une législatur­e au parlement jurassien sous la bannière du PS, il se tient aujourd’hui à distance du politique. Son souci: bâtir pour les jeunes et les artistes jurassiens qui s’exportent bien. Le canton du Jura est le seul à offrir une maturité fédérale à option théâtre; sa création a été portée par un élan artistique. Jacques Gygax s’inscrit dans cette tradition. «Il faut que ce théâtre vive. Il ne sera pas élitiste, il permettra de redessiner le paysage culturel jurassien et de mettre en réseau les acteurs actuels. Créer, c’est exister.»

S’il aboutit et que le Théâtre du Jura est inauguré «au plus tôt à l’automne 2019», Jacques Gygax laissera le ministre couper le ruban rouge. Mais il confie qu’il aura alors une pensée pour un ami récemment décédé, l’ancien maire de Delémont Jacques Stadelmann qui avait manifesté son soutien au projet en 2016 par ces mots: «Ça fait cinquante ans que j’attends ce théâtre. Je commence à m’impatiente­r.»

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland