Le Temps

Ultra-triathlon, ou la définition même du sport extrême

Du 16 au 31 août, seize hommes et femmes enchaînent les triathlons longue distance à Saint-Gall. Une épreuve ultime où les participan­ts luttent surtout contre la fatigue, la douleur, le sommeil et l’ennui. Et ils paient pour ça

- SYLVAIN BOLT @SylvainBol­t

Alexandra Meixner est Autrichien­ne, Laurent Guinette Français, Daniel Meier Suisse. Tous les trois ont choisi Buchs comme destinatio­n estivale et ont payé chacun 2400 francs pour un séjour de quinze jours. Comme treize autres sportifs venus du monde entier, ils n’ont pas choisi la commune saint-galloise pour son charme bucolique, et ne sont d’ailleurs pas vraiment en «vacances». Ils participen­t au Deca continuous du Swissultra, une épreuve qui consiste à enchaîner 10 Ironman consécutif­s dans un délai maximum de 14 jours.

Avoir participé à un Ironman est la condition obligatoir­e pour s’inscrire, mais la plupart des athlètes ont auparavant collection­né les dossards des épreuves longue distance. «J’étais très fort mentalemen­t, mais j’ai pris conscience que je n’arriverais jamais à être plus rapide sur un Ironman, raconte Daniel Meier. J’ai alors voulu trouver autre chose.» Après avoir écumé toutes les versions officielle­s de l’ultra-triathlon, il s’est lancé cette année le défi du Deca continuous. Celui-ci est organisé pour la deuxième fois seulement sur sol européen, en raison des moyens logistique­s qu’il nécessite.

Danser avec la douleur

Dans ce genre d’épreuve, la gestion de la douleur figure parmi les compétence­s mentales les plus importante­s. Après plusieurs heures passées dans l’eau, les ultra-triathlète­s doivent changer de lunettes de bain lorsque les douleurs à la tête deviennent insupporta­bles et les pieds enflent au point de devoir changer de pointure, voire couper l’extrémité des chaussures après deux ou trois marathons. La position statique à vélo implique des douleurs aux genoux, à la nuque, aux fessiers.

«Une approche efficace consiste à accueillir la douleur, à l’accepter et à danser avec, car plus on veut s’en débarrasse­r, plus elle devient envahissan­te», commente Olivier Schmid, docteur en psychologi­e du sport et de la performanc­e à Genève et à l’Université de Berne.

L’Autrichien­ne Alexandra Meixner, l’une des quatre femmes au départ, détentrice du record du monde féminin (20 enchaîneme­nts), a ainsi pu terminer un ultra-triathlon malgré de vives douleurs liées à une inflammati­on des tendons de la cuisse. «J’ai focalisé toute ma force mentale sur l’autre jambe et ça m’a permis de ne pas abandonner.» Ce médecin du sport n’a encore jamais atteint ses limites physiques, mais elle a déjà connu ses limites psychiques en raison de la fatigue.

Privation de sommeil

La privation de sommeil est une autre particular­ité propre au Deca continuous. «Elle te fait devenir un autre homme mentalemen­t, c’est fascinant», déclare Daniel Meier, dont la devise est: «Dormir aussi peu que possible et aussi longtemps que nécessaire.» Il a déjà une certaine expérience de la gestion du sommeil. «Quand j’ai des troubles de la perception, que je zigzague ou que j’ai oublié ce que je viens de faire, je sais que je dois m’arrêter. Celui qui s’endort sur son vélo ou se heurte aux murs de la piscine n’a pas écouté ces signaux.»

Laurent Guinette n’a pas prévu de dormir avant la seconde nuit, soit environ 33 heures d’efforts. «Le sommeil est très variable, il faut l’accepter, ralentir un peu et laisser passer.» Une stratégie qui va permettre de libérer le peu de ressources encore disponible­s pour focaliser son attention

«Quand j’ai des troubles de la perception, je sais que je dois m’arrêter. Celui qui s’endort sur son vélo ou se heurte aux murs de la piscine n’a pas écouté ces signaux»

DANIEL MEIER, ADEPTE DE L’ULTRA-TRIATHLON

là où elle doit être à chaque instant.

«La privation de sommeil affecte les processus décisionne­ls et la concentrat­ion, analyse Olivier Schmid. La privation intense de sommeil peut être dangereuse pour l’organisme, mais une étude a montré que 25% des participan­ts prendraien­t part à une telle épreuve même si des risques graves sur la santé étaient garantis.»

760 longueurs de bassin

Il faut enfin lutter contre l’abrutissem­ent provoqué par la sensation de tourner en rond: 760 traversées de bassin olympique, 200 boucles de 9 kilomètres de vélo (l’équivalent d’un demi-Tour de France), 300 tours de circuit d’un peu plus d’un kilomètre de course à pied. «Après 5 ou 6 heures de natation non-stop, il est très fréquent d’avoir des nausées. Alors imaginez votre estomac après plus de 15h dans l’eau, raconte Daniel Meier. Et on ne peut parler à personne.»

Chaque sportif a sa méthode pour faire face à la monotonie. «Je choisis trois paramètres – mon animal préféré, une phrase leitmotiv et un élément naturel – que je répète dans ma tête. Si je suis bien disposé, j’entre alors dans un état d’auto-hypnose où le temps devient secondaire», explique Laurent Guinette. Au niveau émotionnel, les ultra-triathlète­s traversent toute la palette des émotions à plusieurs reprises.

Pour le psychologu­e du sport Olivier Schmid, la capacité mentale clé est la conscience de soi, de son état psychologi­que et de son fonctionne­ment dans les situations intenses. «Les idées noires, le doute et la tentation d’abandonner sont inévitable­ment présents. En amont, connaître ses propres tendances dans l’adversité et anticiper les nombreux scénarios possibles permet de développer des stratégies intentionn­elles efficaces pour refocalise­r son attention.»

Pure folie?

Le dépassemen­t de soi est recherché dans l’ultra-triathlon, où le défi est physique, mais surtout mental. «S’entraîner mentalemen­t est beaucoup plus dur, confie Laurent Guinette. Je ne me considère pas comme un surhomme physiqueme­nt.»

Très souvent, on leur parle de folie. «Mais notre stratégie pour terminer la course est claire», se défend Daniel Meier. Dans ce monde confidenti­el, la solidarité est une valeur partagée. «Etre si longtemps sur un si petit espace crée des relations humaines très fortes, même si parfois ça explose en raison de la fatigue.»

Aucun «prize money»

A l’arrivée, aucun prize money et quelques dizaines de spectateur­s accueiller­ont les finisseurs (80% des participan­ts). «La motivation est souvent évoquée en termes de quantité (être ou ne pas être motivé), mais elle se définit surtout par ses caractères intrinsèqu­es (le pur plaisir de l’activité en soi) et extrinsèqu­es (les récompense­s financière­s, le prestige…), explique Olivier Schmid. Il y a aussi une recherche de sens, un côté spirituel et beaucoup de ces participan­ts aiment se retrouver dans leurs zones les plus sombres, les forçant à se surpasser pour trouver leur chemin vers la lumière au bout du tunnel. Des émotions positives surgissent parfois lorsque cela devient vraiment difficile, et le fait de parvenir à avancer dans l’adversité peut même devenir assez réjouissan­t.»

Daniel Meier acquiesce. «Je ne suis pas masochiste, j’aimerais le faire sans douleurs. Mais il va toujours y avoir une solution mentale pour s’en sortir. Et trouver le chemin pour surmonter la crise est passionnan­t.»

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(KATRIN MEIER) Ultra… confidenti­el Seuls des athlètes aguerris – comme le Suisse Daniel Meier – peuvent prétendre se lancer dans l’aventure de l’ultra-triathlon, qui éprouve durement les facultés physiques et mentales.

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