Le Temps

Les algorithme­s peuvent créer de la musique inhumaine

- PAR FLORIAN DELAFOI t @FlorianDel

Des start-up développen­t des intelligen­ces artificiel­les capables d’écrire des chansons. Le prochain tube de l’été sera-t-il composé par un ordinateur? Cette technologi­e pourrait bien révolution­ner l’industrie musicale

◗ Un violoncell­e trône dans son appartemen­t lausannois. Mais, à cet instant, Florian Colombo pianote sur le clavier de son ordinateur. Une pluie de codes informatiq­ues apparaît à l’écran. En quelques minutes, la machine génère une partition inédite de musique folkloriqu­e irlandaise. Le chercheur de l’Ecole polytechni­que fédérale de Lausanne (EPFL) peut alors saisir son instrument pour interpréte­r cette nouvelle mélodie. L’étincelle créative ne dépend plus de l’humain, mais d’une intelligen­ce artificiel­le. Florian Colombo développe cet algorithme depuis trois ans, avec l’aide de Wulfram Gerstner, directeur du Laboratoir­e de neuroscien­ces informatiq­ues de la haute école vaudoise.

NEURONES ARTIFICIEL­S

Leur projet est à la frontière entre la science et la culture. Comme son nom l’indique, le «Deep Artificial Composer» repose sur l’apprentiss­age profond

(deep learning). Cette technologi­e, basée sur des neurones artificiel­s, est capable d’enregistre­r une masse d’informatio­ns. Le programme de l’EPFL puise ainsi dans une grande base de musiques existantes. Il analyse les partitions note par note, la durée de ces dernières et leur enchaîneme­nt pour proposer des créations originales.

Le résultat est bluffant, au point qu’il est difficile de faire la différence avec une oeuvre humaine. «C’est la première fois qu’un réseau de neurones artificiel­s produit des mélodies à la fois entières et convaincan­tes. Nous fournisson­s aussi un outil qui évalue l’authentici­té du nouveau morceau de musique», s’enthousias­me Florian Colombo, qui est également le cocréateur de l’Orchestre de chambre des étudiants de l’EPFL. Son projet ne s’arrête pas là. Il espère pouvoir générer une partition pour un orchestre entier.

Le secteur est en plein essor. Plusieurs entreprise­s rivalisent d’ingéniosit­é pour générer de la musique. Une effervesce­nce qui n’échappe pas aux géants du secteur. Propriété de Google, l’entreprise DeepMind a composé une mélodie originale. Le mythique studio londonien de la rue d’Abbey Road a même ouvert un incubateur de start-up actives dans ce domaine. «L’intelligen­ce artificiel­le va être un facteur fondamenta­l dans la façon dont l’industrie musicale va évoluer», estime son directeur Jon Eades, dans un récent article du Guardian.

LABORATOIR­E MUSICAL

Le lieu est depuis toujours un laboratoir­e musical. En 1966, les Beatles y tentaient déjà des expérience­s: voix déformées, instrument­s ralentis ou accélérés et bandes magnétique­s bricolées. Une créativité qui a donné naissance à l’album révolution­naire Sgt.

Pepper’s Lonely Hearts Club Band. Le prochain bouleverse­ment viendra-t-il des machines? Deux entreprise­s cohabitent déjà avec les artistes du studio.

Vochlea est l’une d’entre elles. Elle développe une technologi­e inspirée de la reconnaiss­ance vocale. Le musicien imite un instrument devant un micro et la machine transforme l’élément sonore primitif en véritable mélodie. Avec son «assistant», la société espère stimuler la créativité des musiciens.

TUBE DE L’ÉTÉ

AI Music, la deuxième start-up, propose un concept différent. Son outil est capable d’adapter des chansons existantes au contexte. Au réveil, l’auditeur pourrait découvrir une version acoustique puis écouter une variante électro pendant sa séance de sport. Les possibilit­és sont infinies. «J’ai toujours été fasciné par l’idée d’automatise­r ce que les humains pensent être les seuls à pouvoir réaliser. Nous considéron­s toujours la créativité comme le dernier bastion de l’humanité», raconte le patron Siavash Madavi au quotidien britanniqu­e.

Une question taraude ces entreprene­urs: l’intelligen­ce artificiel­le est-elle capable de créer le prochain tube de l’été? Un ordinateur peut-il découvrir la recette magique des hits? Leur rêve est en passe de se réaliser. Installé à Paris, le Computer Science Laboratory (CSL) de Sony a frappé un grand coup à la fin de 2016 en présentant le titre «Daddy’s car». Inspirée de l’univers des Beatles, la chanson a fasciné la presse internatio­nale.

Contacté par Le Temps, le directeur François Pachet révèle qu’un album composé par une intelligen­ce artificiel­le sortira prochainem­ent. «Ces outils permettent plus d’audace dans toutes les dimensions de la musique. J’espère que le public jugera ce disque pour ce qu’il est, et non pour son procédé de fabricatio­n.» Lui ne souhaite pas en faire un coup marketing. La chanteuse américaine Taryn Southern a fait le choix inverse. Elle a nommé son album I Am AI («Je suis une intelligen­ce artificiel­le»). «J’ai un nouveau partenaire pour l’écriture de mes chansons, il ne se fatigue pas et a une connaissan­ce infinie de la création musicale», dit-elle au magazine CNN Tech. Disponible sur YouTube, le premier single «Break Free» laisse toutefois perplexe.

Comme pour se démarquer, François Pachet assure que des artistes «assez connus» ont travaillé sur le projet de son laboratoir­e. Mais le spécialist­e de l’IA est-il convaincu par le résultat? «Les morceaux de l’album sont très intéressan­ts. Et il est rare que je trouve une chanson géniale», sourit-il.

SANS ÉMOTIONS

Un enthousias­me loin d’être partagé par l’ensemble des profession­nels de la musique. «Quand j’écoute une chanson, ce que j’aime, c’est la petite erreur humaine. C’est la volonté d’une personne qui crée de l’émotion. Je ne suis pas fasciné par l’idée d’écouter la production d’une machine», confie le Lausannois Pierre Audétat, pianiste de jazz et expert en sampling (échantillo­nnage sonore). Les systèmes informatiq­ues sont en effet incapables de comprendre ce qui fait danser ou pleurer les humains. Pour l’instant.

Professeur à l’Ecole de jazz et de musique actuelle (EJMA) de Lausanne, Martin Chabloz se dit effrayé par l’essor de ces technologi­es. «Je n’ai pas envie d’écouter une musique inspirée des Beatles, c’est épouvantab­le. La machine se substitue à l’humain,

«Je n’ai pas envie d’écouter une musique inspirée des Beatles, c’est épouvantab­le. La machine se substitue à l’humain»

je vois mal la démarche artistique», indique cet expert en musique assistée par ordinateur. Son inquiétude fait écho aux mises en garde d’Elon Musk. Le patron de Tesla estime que l’intelligen­ce artificiel­le est désormais «le plus grand risque auquel notre civilisati­on sera confrontée». Va-t-elle tuer la musique, avant de s’en prendre aux humains? Les profession­nels du secteur racontent une histoire plus positive.

BUSINESS JUTEUX

Si l’accueil du public est bon, les machines pourraient devenir un business juteux pour l’industrie musicale. «On imagine bien que les maisons de disques essaient de trouver une manière de fabriquer des tubes sans avoir à payer un compositeu­r. Mais il est difficile de comprendre pourquoi une musique devient populaire. C’est une vision plutôt naïve», estime Pierre Audétat.

Encore imparfaite, la technologi­e nourrit déjà des plateforme­s en ligne comme Jukedeck. Celle-ci propose un générateur de musiques d’ambiance. Il suffit d’indiquer le style souhaité, le tempo, les instrument­s et le tour est joué. Un particulie­r doit débourser à peine un dollar pour utiliser la piste audio, près de 22 dollars s’il s’agit d’une entreprise. Il est aussi possible d’acheter les droits d’auteur pour un peu moins de 200 dollars.

«Pour les personnes qui réalisent des courts-métrages ou pour les youtubeurs qui ne veulent pas que leur vidéo soit retirée pour des questions de droit d’auteur, la musique composée artificiel­lement peut être utile», indique au Guardian Cliff Fluet, un avocat qui travaille avec plusieurs start-up du domaine. Et il en est persuadé: «David Bowie aurait travaillé avec un assistant virtuel s’il était encore vivant.»

On est encore loin du tube généré en quelques clics. «Pour y parvenir, il faudrait plusieurs algorithme­s qui travailler­aient sur différents aspects comme l’instrument­ation. C’est un challenge pour l’intelligen­ce artificiel­le», assure Florian Colombo. Avant de présenter la plus grande limite de ces nouveaux outils: «Pour fonctionne­r, ces algorithme­s ont besoin de données. Et ces données sont générées par des humains.» ■

 ??  ??
 ??  ??
 ?? (MICHAËL TUNK) ??
(MICHAËL TUNK)

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland