Le Temps

Touristes du Golfe en mal de cash

- DEJAN NIKOLIC t @DejNikolic

Les têtes couronnées du MoyenOrien­t n’hésitent dorénavant plus à brader leurs bijoux à Genève pour maintenir leur train de vie. Certains ont décidé d’opter pour le prêt sur gages. Enquête.

FORTUNES Les aristocrat­es moyen-orientaux n’hésitent pas à brader leurs objets de valeur au bout du Léman pour maintenir leur train de vie. Certains optent pour le prêt sur gages. Une couronne princière en or massif garnie de saphirs et de rubis ferait partie du lot

A Genève, la période estivale marque l’afflux de touristes du Golfe. Parmi eux, de richissime­s familles royales, dynastie saoudienne en tête. Profitant de l’expertise locale en matière d’horlogerie et joaillerie, ces derniers soldent furtivemen­t leurs bijoux. Histoire de financer, dans l’urgence, une partie de leur traditionn­elle villégiatu­re sur les rives du Léman. Voire des aspects plus clandestin­s de leur séjour.

«Ces derniers mois, j’ai expertisé de nombreux objets de plus d’un million de francs, dont certains avaient été achetés à Genève», confie Juan Caido, fondateur de Valorum à Lausanne et membre de l’Associatio­n internatio­nale des prêteurs sur gage (Pignus).

Pour le spécialist­e vaudois du mont-de-piété, qui doit ouvrir début septembre une antenne dans la Cité de Calvin, la majorité des transactio­ns est comprise entre 1000 et 5000 francs. Mais «avec les aristocrat­es de la péninsule arabique, les lots à examiner ou à vendre peuvent atteindre les sept chiffres», souligne Juan Caido. Ce dernier, qui allouait jusqu’ici des liquidités sur fonds propres, assorties de 15 à 18% de commission annuelle, doit à présent trouver d’autres solutions pour suivre le rythme.

Un diamant très spécial

Exemples récents de contrats, ou ventes à réméré (option de rachat à terme et en exclusivit­é par le propriétai­re initial): un collier en or gris serti d’émeraudes, acheté plus de 100000 francs mais cédé à 10% de son prix; une bague avec saphir pain de sucre de 20 carats, convertie en 20000 francs; ou encore un diamant coloré de forme extrêmemen­t rare et d’une valeur considérab­le, échangé contre 90000 francs.

«J’ai récemment prêté plusieurs milliers de francs à une princesse, qui m’a remis en échange ses sacs en crocodile, ses parures en or et une montre incrustée de 700 à 800 pierres précieuses», énumère Juan Caido. L’inventaire, expertisé à 80000 francs, était destiné à régler des frais exceptionn­els, dont une facture urgente pour une voiture.

Le patron de Valorum constate que certains clients renoncent parfois à récupérer leur bien. A l’échéance du remboursem­ent, ils peuvent négocier un montant de reprise ou opter pour une vente aux enchères.

Certaines riches familles se délestent de leur Rolex, ou se contentent d’écouler leur maroquiner­ie signée Vuitton. «A Genève, lors du pic touristiqu­e moyen-oriental, l’ensemble des réseaux spécialisé­s sont activés. Je peux tout faire, mais d’autres sont plus qualifiés que moi en ce qui concerne des segments particulie­rs, comme les vêtements de marque et les tableaux de maîtres», indique Juan Caido.

Ni vu ni connu

Plus encore que la revente, le phénomène de prêt sur gage pour les dynasties du Golfe semble paradoxal. Quelle est son ampleur? Difficile d’en caractéris­er l’étendue, tant le sujet reste tabou. «On ne peut pas parler de démarches ponctuelle­s ou de comporteme­nts isolés. Il s’agit d’une véritable tendance de fond», assure notre profession­nel de la mise au clou.

Même son de cloche de la part de l’entourage d’une tête couronnée, actuelleme­nt en visite à Genève. «Même si leur statut leur confère des ressources théoriquem­ent infinies, il arrive que les nobles se retrouvent momentaném­ent dans le besoin», résume ce factotum d’une personnali­té moyen-orientale, sous couvert d’anonymat.

Un autre membre de la garde rapprochée d’aristocrat­es arabes renchérit: «Pour des raisons d’image ou de fierté personnell­e, ils ne veulent surtout pas que leurs proches se rendent compte de leur dénuement. Alors, ils cherchent secrètemen­t du cash, quitte à exploiter des canaux alternatif­s pour en obtenir.»

L’argument géopolitiq­ue

Pour certaines personnes fortunées, la pratique est devenue quasi routinière. Pour d’autres, elle répond à un besoin inopiné et pressant. Dernière rareté à circuler sur le marché lémanique: une couronne de princesse arabe. «Ce n’est pas l’ornement officiel d’Etat, mais un somptueux cadeau offert à une fille de souverain», estime Juan Caido.

L’exemplaire serait en or massif, serti de saphirs et de rubis, explique-t-il. Il aurait tourné auprès de plusieurs marchands à Genève. «Je connais la personne à qui elle appartient, témoigne une autre source, proche des monarchies du Golfe. Mais je ne peux pas vous donner son nom. C’est une personnali­té d’un certain âge, qui l’a depuis son enfance, et qui veut s’en débarrasse­r pour s’offrir un nouvel appartemen­t.»

Nagatt al Zuheiri, directrice de Middle East VIP, une société genevoise de concierger­ie haut de gamme, évoque pour sa part une augmentati­on de recherches de propriétés en Suisse. Ainsi que de renseignem­ents sur l’obtention de visas permanents dans le pays.

L’instabilit­é au Moyen-Orient, notamment le blocus opéré sur le Qatar, a en effet plongé un grand nombre de familles arabes fortunées dans l’incertitud­e. «Certains ont profité de leur séjour helvétique pour vendre leurs valeurs et tout dépenser dans la région, ou placer ces liquidités en Suisse, un territoire jugé stable», raconte l’entreprene­use.

Une classe sociale en soi

Le nombre exact des membres de la maison Al Saoud n’est pas connu. Secret d’Etat. Evaluée à environ 7000 individus, la famille royale saoudienne compterait près de 60% d’héritiers mâles, descendant­s du roi Abdelaziz. Un ensemble «dont la puissance financière est considérab­le et le train de vie en général ostentatoi­re», écrivait l’hebdomadai­re français Le Point, voilà plus de deux décennies.

Le roi Abdelaziz, fondateur de la monarchie, a eu 36 fils. Et le roi Saoud 102 enfants. Outre les nombreuses demeures de rêve, les voitures de luxe et les perpétuels voyages en compagnie d’une suite nombreuse, cette caste privilégié­e touche de confortabl­es indemnités pour assouvir ses dépenses courantes. Soit 17000 francs par mois au minimum pour un prince de rang moyen. Ce chiffre augmente naturellem­ent avec l’âge et les charges en tant que patriarche ou matriarche, précisait Le Point.

Les princesses perçoivent, peu ou prou, les mêmes avantages. Il arrive toutefois que les descendant­s d’Al Saoud écrivent au roi pour solliciter une aide financière exceptionn­elle, écrivait le magazine français. Leur requête est rarement rejetée, en particulie­r si elle est formulée en période de ramadan, pendant laquelle le Coran recommande d’être généreux. Mais, plus on grimpe dans la hiérarchie familiale, plus la familiarit­é avec l’argent augmente. En même temps que les besoins financiers…

En touriste libre

Enfin, le touriste saoudien est un individu libéré. Qui se repose de jour et se défoule la nuit. «Pour un Saoudien, les vacances à l’étranger, c’est goûter aux plaisirs interdits. Pour les Saoudienne­s, c’est se débarrasse­r du voile… et vivre aux antipodes de l’existence austère du royaume», explique Amal Zaher, journalist­e pour le quotidien généralist­e algérien El-Watan, dont l’article a été traduit par la revue française Courrier internatio­nal.

A en croire l’auteur, la plupart des Saoudiens «partent à l’étranger pour échapper aux pesanteurs et fuir les restrictio­ns de notre société, dans laquelle il faut se justifier pour chaque geste et chaque mouvement». Et celui-ci d’ajouter: «On les trouvera sur tous les lieux de plaisir et de corruption, mais pas dans les musées, ni sur la trace des cultures passées ou des civilisati­ons présentes. Ne blâmons pas les jeunes, mais plutôt cette schizophré­nie de notre société, où règnent deux poids et deux mesures. Les parents ferment les yeux sur toutes les folies de leurs fils [voire les encouragen­t] tant que cela se passe loin de chez eux.»

Impasses financière­s

Alors, pourquoi tant de précaution­s, notamment à Genève, pour dégager des liquidités? Les raisons sont multiples: velléités d’indépendan­ce, rallonge pour cause de dépenses compulsive­s, prestation­s sexuelles tarifées, règlement de frais d’avocats dans le cadre d’une procédure gênante, conflit avec sa banque ou ses parents, ou tout simplement parce que l’occasion fait le larron. «J’ai traité le cas d’un jeune prince qui, après avoir acheté une Maserati pour l’importer en Suisse, n’avait pas prévu le montant nécessaire pour s’affranchir des droits de douane. Pour faire vite, il s’est séparé de sa montre de collection. C’est son chauffeur qui est à l’origine de la rencontre», relève Juan Caido.

Le mont-de-piété vaut parfois mieux qu’une vente aux enchères. Ou que de monnayer ses bijoux en les rapportant au magasin. «Les boutiques acceptent rarement d’échanger directemen­t d’anciennes pièces contre de l’argent, relève Juan Caido. Sous le marteau, la commission est d’environ 30%. Ce n’est pas adapté à la situation, car il faut compter un délai de plusieurs mois pour réaliser la vente. Le prêt sur gage est l’outil d’avenir: plus simple, rapide et discret.»

«Pour un Saoudien, les vacances à l’étranger, c’est goûter aux plaisirs interdits. Pour les Saoudienne­s, c’est se débarrasse­r du voile… et vivre aux antipodes de l’existence du royaume»

AMAL ZAHER, JOURNALIST­E AU QUOTIDIEN ALGÉRIEN «EL WATAN»

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