Le Temps

«Kafka m’a révélé ma propre colère», par Metin Arditi

- PAR METIN ARDITI * Rien n’a changé depuis au Train bleu.

«Ecrire, dit Kafka, est une activité atroce, une ouverture totale du corps et de l'âme.» Dans une lettre à son ami Oskar Pollak, il précise: «Un livre doit être la hache qui fend la mer gelée en nous.» Tout est dit. L'ouverture totale dont parle Kafka, c'est la place qu'il réserve au personnage, l'écoute absolue, l'absence de jugement. L'écrivain a pour mission de disparaîtr­e, de s'effacer, de s'immoler devant son héros qui n'est autre que lui-même. Sa mission consistera à «fendre la mer gelée» de son propre coeur, à la hache, quels qu'en soient les dégâts. Ils seront majeurs, forcément: à défaut de recevoir par la lecture «un coup sur la tête» (une autre expression de Kafka), l'écriture n'a aucun sens. Ecrire, c'est plonger à coeur dans le malheur que chacun porte en soi. Ici, on pratique l'IRM. Kafka ausculte les âmes par diffractio­n de particules élémentair­es, il en dévoile chaque recoin sans ciller, quelles que soient les noirceurs qu'il révèle et les vertiges qu'il déclenche chez le lecteur, lorsque celui-ci découvre que c'est de lui dont on parle et comprend qui il est vraiment.

Le produit de cette démarche, ce sont des livres si profondéme­nt humains qu'ils touchent à la spirituali­té. On a beau en mul- tiplier les lectures, chacune apportera son lot d'émotions nouvelles, de chocs, de découverte­s de soi. L'extrême de l'écriture.

De tous les textes de Kafka, c'est La Métamorpho­se qui m'a le plus marqué. Ma première lecture remonte à l'adolescenc­e. J'étais alors en internat depuis une dizaine d'années (on m'y avait mis à l'âge de 7 ans), l'institut était coûteux et il fallait que je prenne la pleine mesure de ce «sacrifice». Il était pour mon bien. La violence qui surgissait de La Métamorpho­se ( je ne parle pas de celle que subit le héros, Gregor Samsa, de la part de sa famille, mais celle que ressent le lecteur lorsqu'il entre en empathie avec Gregor et souhaite le venger), cette violence me comblait. Elle ouvrait la porte à un règlement de comptes qui m'avait été jusque-là impossible à affronter. Désormais, j'avais le droit d'être cruel à mon tour.

J'ai relu La Métamorpho­se lorsqu'il y a une quinzaine d'années – j'avais alors écrit quelques essais –, je m'étais attelé à un texte sur Kafka. A la lecture du drame de Gregor Samsa, la forme de l'essai me parut soudain fade, sans courage, loin de toute radicalité, ou alors sous mille précaution­s, en multiplian­t les citations, en me cachant, en écrivant en pleutre. La Métamorpho­se m'a éclairé sur la puissance du roman. Lui et lui seul peut raconter une histoire à la fois incroyable et indiscutab­le. Dans La Métamorpho­se, Gregor Samsa est un être d'une grande banalité dont le destin prend un tour surréalist­e: il se retrouve un matin transformé en énorme cancrelat. Pourtant, tout dans le texte de Kafka semble fondé, et sa lecture nous plonge à chaque instant dans un état d'une rare intensité, mélange d'étonnement et de conviction.

Un soir, alors que je préparais mes fiches pour l'écriture de l'essai, une coïncidenc­e me frappe. En octobre 1910, Kafka se rend à Paris avec son ami Max Brod. Une furonculos­e aiguë l'oblige à rentrer à Prague. Je savais qu'à la même époque, Proust se rendait souvent à Fontainebl­eau pour y procéder à des repérages. Il avait retenu la ville-garnison comme modèle pour l'écriture de Jean Santeuil.

Et si ces deux-là se croisaient au Train bleu, gare de Lyon…? J'imaginai la scène: Kafka, n'arrivant pas à capter le regard du garçon*, se tourne vers son voisin de table. Celui-ci remarque son embarras, fait un geste, et le serveur accourt. Kafka règle sa consommati­on, puis interroge son voisin: Quel est votre secret? «Une longue habitude des garçons, sans doute», répond l'homme. Ils prennent le même train, partagent le même wagon. A Fontainebl­eau, son voisin se présente: Marcel Proust. C'était le déclic. J'ai à cet instant commencé l'écriture de mon premier roman, Victoria Hall. ▅

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