Le Temps

Yingluck Shinawatra, du pouvoir à l’exil

L’ex-première ministre thaïlandai­se, héritière d’un clan politique très puissant, a fui son pays au moment même où la Cour suprême devait la condamner pour négligence dans l’exercice de ses devoirs. Champ libre est laissé aux militaires

- ARNAUD DUBUS, BANGKOK t @Arnaud_Dubus

«Elle va venir. Ne croyez pas les rumeurs. Elle ne va pas nous abandonner» UNE ADMIRATRIC­E DE YINGLUCK SHINAWATRA

Des milliers de ses partisans étaient venus dans la nuit, malgré les avertissem­ents lancés par la junte thaïlandai­se. Campant sous les pylônes des voies express face à la Cour suprême, beaucoup avaient amené des bouquets de roses en cadeau à leur héroïne, l’ex-première ministre Yingluck Shinawatra. D’autres s’étaient mis des gants blancs où ils avaient écrit «Je t’aime, crabe» («crabe» étant le surnom de Yingluck). L’occasion était importante: la lecture du verdict, ce vendredi, au bout du procès intenté contre Yingluck Shinawatra pour négligence dans l’exercice de ses devoirs. Une affaire qui concerne des faits remontant au moment où elle dirigeait le gouverneme­nt entre 2011 et le coup d’Etat de mai 2014. L’enjeu: une possible peine de 10 ans de prison pour l’ancienne chef du gouverneme­nt.

Partie en camionnett­e

Mais Yingluck Shinawatra n’est pas apparue au tribunal, laissant ses partisans décontenan­cés. «Elle est malade, un problème d’oreille interne», a affirmé son avocat, Norawit Larlaeng. «Les gens tombent malades, c’est normal. Je suis sûr qu’elle ne va pas s’enfuir du pays», réagissait Boon Poomsida, venu de la province de Yasothorn, dans le lointain nord-est du royaume, pour accueillir Yingluck. D’autres s’obstinaien­t à y croire. «Elle va venir. Ne croyez pas les rumeurs. Elle ne va pas nous abandonner», lançait une femme dans la foule. Mais, les heures s’écoulant, il est apparu clairement que Yingluck ne viendrait pas et, comme son entourage le murmurait, qu’elle avait quitté le pays depuis plusieurs jours.

Rapidement, les généraux au pouvoir confirmaie­nt qu’elle avait «très probableme­nt» quitté le pays, sans paraître autrement surpris par ce rebondisse­ment. Partie dans une camionnett­e dès mercredi soir, elle serait passée par la frontière cambodgien­ne, via l’île touristiqu­e de Koh Chang, avant d’arriver à Singapour. De là, son frère Thaksin Shinawatra, lui aussi ancien premier ministre, l’aurait emmenée à Dubaï où il réside depuis 2008. Lui-même connaissai­t bien la manoeuvre: en 2008, après avoir été aussi évincé du pouvoir par un coup d’Etat, il s’était éclipsé du pays juste avant d’être condamné pour abus de pouvoir à 2 ans de prison.

Pour Yingluck Shinawatra, 50 ans, cette fuite marque vraisembla­blement la fin de sa carrière politique. Elle était jugée pour avoir engagé, lorsqu’elle dirigeait le pays, un programme de subvention­s à la culture du riz qui avait bénéficié à des millions de paysans, mais avait aussi entraîné des pertes financière­s massives pour l’Etat. Un de ses anciens ministres a été condamné vendredi à une peine de prison de 42 ans dans le cadre de cette affaire. On imagine donc la peine que risque d’écoper Yingluck quand le verdict sera prononcé le 27 septembre.

Cette fuite à l’étranger bloque toute possibilit­é de retour au pouvoir du clan politique Shinawatra qui a dominé le pays depuis près de vingt ans, hors période de régimes militaires. Pour les classes modestes, paysans des provinces du nord et du nord-est et travailleu­rs migrants à Bangkok, le départ de Yingluck risque d’engendrer un sentiment d’abandon, tant elle était adulée. «Ces gens des provinces ont profité de la politique (de subvention­s) engagée par Yingluck. Ils voient qu’elle est en difficulté. Et leur soutien passionné est une simple réaction humaine», constate Gothom Arya, ancien président du Conseil économique et social de Thaïlande. Après sa large victoire électorale en 2011, les Chemises jaunes, les conservate­urs ultra-royalistes appuyés par les militaires et la bureaucrat­ie la considérai­ent comme une «ravissante idiote», qui ne faisait que protéger les intérêts financiers de son clan familial. Pour les militaires, elle n’était qu’un avatar de son frère démonisé, Thaksin Shinawatra, premier ministre entre 2001 et le putsch de 2006. Mais malgré son total manque d’expérience en politique, Yingluck est parvenue à captiver l’imaginatio­n d’une large partie du public. Et après le coup de 2014 qui l’a renversée, son charme continuait d’autant plus à opérer qu’elle faisait désormais figure de victime d’un régime illégitime et vindicatif.

«Plus qu’aucun autre politicien de la période récente, elle a la capacité de créer des liens avec les gens. Elle parvient à établir une relation de proximité à cause de sa sincérité», estime l’universita­ire indépendan­t David Streckfuss, basé à Khon Kaen, dans le nord-est du pays.

Le jeu trouble de la junte

Son courage durant le procès engagé à son encontre – elle s’était rendue à toutes les audiences – avait encore renforcé l’admiration de ses partisans. Il est difficile de dire si sa fuite va affecter son crédit, mais dans tous les cas on voit mal comment elle pourrait revenir dans le pays où les juges l’attendent de pied ferme. Cette fuite laisse le champ libre aux militaires: personne n’a plus le poids politique suffisant pour rallier l’opposition dans la perspectiv­e d’élections prévues, en principe, l’an prochain. Une question reste en suspens: comment une junte qui exerce un contrôle très étroit sur l’ensemble du pays a-t-elle pu laisser s’échapper l’accusée numéro un dans un procès d’importance nationale? Mais comme beaucoup le savent en Thaïlande, ce qui se passe en coulisses est souvent plus important que ce qui se déroule à l’avant-scène.

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(EPA/RUNGROJ YONGRIT) Yingluck Shinawatra était parvenue à captiver l’imaginatio­n d’une large partie du public.

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