Le Temps

Nikita Mikhalkov, pourtant proche du pouvoir, sort du jeu

- EMMANUEL GRYNSZPAN, MOSCOU t @_zerez_

La récente arrestatio­n du metteur en scène Kirill Serebrenni­kov a déclenché des réactions en chaîne dans les milieux culturels

Le célèbre réalisateu­r de cinéma Nikita Mikhalkov a claqué mercredi la porte du Fonds gouverneme­ntal pour le cinéma, dont il était l’un des principaux bénéficiai­res. Un accès de colère survenu quelques heures après le placement en résidence surveillée du réalisateu­r Kirill Serebrenni­kov, qui scandalise le monde de la culture russe. En apparence, la décision du réalisateu­r de «Soleil trompeur» et du «Barbier de Sibérie» n’est pas liée aux soucis de son confrère. Monarchist­e déclaré et admirateur de Vladimir Poutine, Mikhalkov occupe une position diamétrale­ment opposée à celle de son confrère, coqueluche de la jeunesse progressis­te. Le cinéaste justifie son geste par la «russophobi­e latente» d’une autre membre du Fonds, Natalia Timakova, la porte-parole du premier ministre Dmitri Medvedev.

Un tournant politique

«Sur fond d’affaire Serebrenni­kov, l’annonce de Mikhalkov sonne comme une parodie: pendant que l’un est enfermé comme terroriste, l’autre quitte le Fonds du cinéma», raille le journalist­e d’opposition Oleg Kashin. «Mikhalkov est le meilleur ami de tous les présidents et patriarche­s, un homme qui, jusqu’à récemment, roulait gyrophare allumé dans une voiture blindée du Ministère de la défense, personnifi­ant la puissance et la spirituali­té… et le voici capitulant devant la modeste porte-parole du modeste premier ministre.»

Si la sortie de Mikhalkov paraît grotesque et malhabile à première vue, la simultanéi­té avec l’affaire Serebrenni­kov met la puce à l’oreille. Car la nomination de Timakova remonte à plusieurs mois. «C’est une réaction de Mikhalkov à un tournant dans la politique culturelle du pouvoir, suppute Oleg Kashin. La protection la plus sûre dans ce cas est de sortir du jeu, même au prix d’une perte de poids institutio­nnel. La logique formulée par l’Etat dans l’affaire Serebrenni­kov touche tous les acteurs du monde de l’art dépendant des subvention­s d’Etat. Un conflit avec la porte-parole du premier ministre, réel ou inventé, constitue une bonne excuse. Il permet à Mikhalkov de jouer à la victime de l’Etat alors que ce dernier brise le tabou de l’arrestatio­n des artistes.»

Jusqu’ici, la proximité de l’Etat constituai­t une protection, tandis qu’aujourd’hui c’est l’inverse. Serebrenni­kov est attaqué en justice pour «détourneme­nt de fonds publics», une menace qui ne pèse pas sur les artistes non subvention­nés.

Ce n’est à l’évidence pas la solidarité avec son confrère qui guide Mikhalkov. Hier, il invitait les partisans de Serebrenni­kov à financer de leur poche sa création. «S’ils ont réussi à rassembler 68 millions de roubles [1,1 million de francs] pour payer la caution de Serebrenni­kov [propositio­n de son avocat rejetée par le tribunal mercredi], qu’ils financent sa création sans rien prendre à l’Etat», a déclaré Mikhalkov vendredi à l’agence TASS. «Il ne s’agit pas d’interdire, mais d’admettre que si 85% des contribuab­les n’aiment pas ce que tu fais, tu te finances avec ton propre argent.» Ce chiffre est une allusion à la cote de popularité de Vladimir Poutine.

Deux trajectoir­es opposées

Nikita Mikhalkov n’est pas le mieux placé pour donner des leçons. Bien connu des Valaisans pour le tournage de son dernier film «Coup de soleil» (2014) au Bouveret, sur les bords du Léman, Mikhalkov n’est guère prisé du public russe. «Coup de soleil» a surtout été un coup de bambou: le film a coûté la somme record de 24 millions de dollars pour ne rapporter… que 1,7 million.

A l’inverse, Kirill Serebrenni­kov, au faîte de sa créativité, fait salle comble dans son théâtre, le centre Gogol. Travailleu­r infatigabl­e menant plusieurs projets de front, il était en train de tourner un biopic consacré à un légendaire chanteur de rock russe au moment de son arrestatio­n. La justice russe a stoppé net son travail, déclenchan­t la fureur des milieux culturels. Vendredi, le réalisateu­r Ivan Vyrypaev demandait aux artistes russes de «cesser de soutenir ce pouvoir. Il ne faut pas aller chercher de récompense­s officielle­s ni serrer la main de Poutine […] et ne plus participer à sa campagne présidenti­elle.» Pour sa réélection en 2012, Vladimir Poutine s’était beaucoup appuyé sur l’autorité morale d’artistes reconnus.

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