«Le Tessin éprouve un réel sentiment d’abandon»
Le candidat italophone soutient l’idée d’un vote populaire portant directement sur la libre circulation des personnes, débarrassé des non-dits qui ont entaché le scrutin sur l’immigration. Il rejette l’invitation de Pierre Maudet visant à appliquer au Tes
Des trois candidats à la succession de Didier Burkhalter, Ignazio Cassis est le moins connu en Suisse romande. Le Temps l’a rencontré cette semaine à Lucerne, entre deux rendez-vous, en marge de la campagne promotionnelle qu’il a menée avec ses deux rivaux, Isabelle Moret et Pierre Maudet.
Vous étiez médecin, vous êtes devenu politicien. Avez-vous troqué le prestige contre l’ingratitude? C’était une évolution graduelle. J’ai d’abord été médecin clinicien. L’épidémie du sida m’a ouvert les yeux sur l’aspect social et la santé publique. Puis, au moment où j’ai voulu aller me perfectionner dans l’épidémiologie à Atlanta, aux Etats-Unis, j’ai eu la possibilité de devenir médecin cantonal, à l’âge de 35 ans. C’était une occasion unique. J’ai postulé et j’ai été nommé. J’étais le gamin parmi mes pairs. J’ai été plongé dans un monde nouveau, je suis passé de l’académie à l’administration publique. Le médecin cantonal est un interprète. Il explique la médecine au politicien et la politique au médecin.
Mais la politique est ingrate, on y prend beaucoup de coups! Servir son pays n’a rien d’ingrat. Lorsque le PLR m’a demandé en 2003 de figurer sur la liste du Conseil national, on m’avait néanmoins averti: «Tu es fou? Tu seras critiqué, tu gagneras moins d’argent et tu ne seras élu que pour quatre ans.» Mais j’ai le goût de l’aventure.
Qu’espérez-vous apporter au Conseil fédéral? Mon expérience professionnelle et politique, mes valeurs, ma créativité, ma capacité à forger des alliances pour trouver des solutions concrètes et ma culture italienne qui enrichirait le débat au Conseil fédéral, organe qui cherche à ménager une série d’équilibres. Nous sommes en Suisse, un pays caractérisé par l’absence de concentration de pouvoir. On n’y admet pas de Napoléon.
Mais n’est-ce pas Napoléon qui a créé le Tessin? D’accord. Mais la Suisse est née du besoin de lutter contre la concentration de pouvoir. Contre l’empereur romain germanique, le pape et les Habsbourg. Dès qu’une tête dépasse, c’est le syndrome du champignon: on la coupe.
Avez-vous renoncé à votre passeport italien parce que l’UDC refuse d’élire des binationaux au Conseil fédéral? Non. J’ai renoncé lorsque j’ai décidé de me mettre à disposition pour une candidature. Cela me paraissait simplement juste. Vous parlez de votre italianità. Le Tessin se sent-il incompris du reste de la Suisse? Oui, je crois qu’il existe un réel sentiment d’abandon. Le Tessin ne représente que la moitié des italophones en Suisse, soit 8,2% de la population, qui n’ont pas de lien émotionnel et symbolique avec le gouvernement. Cela affaiblit la confiance qu’ils ont dans les institutions. Bien sûr, il y a eu de longues périodes sans Tessinois au Conseil fédéral mais, lorsque ont surgi des difficultés au sud de la Suisse et dans les relations avec l’Italie, on en a nommé un.
En quoi le Tessin est-il davantage légitimé qu’un autre canton à avoir un conseiller fédéral? Le problème n’est pas cantonal, mais national. C’est une région linguistique qui doit être représentée au Conseil fédéral, pas un canton. La Suisse sans l’italianità n’est pas la Suisse.
Economiquement, le Tessin va-t-il si mal que cela? Non, pas du tout. L’économie va bien, elle produit beaucoup plus d’emplois que les Tessinois ne peuvent en occuper. Nous avons un taux de chômage de 3,2% seulement.
Mais alors? Lorsque les frontaliers, qui étaient entre 30 000 et 40 000 dans les années 2000, n’occupaient que des postes peu qualifiés, cela ne dérangeait personne. Mais lorsque le secteur tertiaire a commencé à recruter du personnel frontalier plus jeune et plus flexible à un salaire inférieur, cela a créé une blessure sociale. Il y a eu des dérapages. Ils ont déclenché ce ras-le-bol qui a obligé le canton à décréter des contrats types de travail. Une évolution qui n’était pas forcément mauvaise dans la mesure où elle augmentait la productivité. Mais elle a été trop rapide.
Pierre Maudet, qui vient lui aussi d’une région frontalière, a créé l’Inspection paritaire des entreprises (IPE) pour lutter contre le dumping social. Pourquoi le Tessin n’a-t-il pas
fait la même chose? Parce que notre manière de faire n’est pas la même. On ne peut résoudre les problèmes de la France avec les recettes de l’Allemagne ni celles de l’Italie avec celles de la France. Une idée genevoise ne fonctionne d’ailleurs pas forcément dans le canton de Vaud! C’est cela, la Suisse.
Vous venez du canton qui a largement approuvé l’initiative de l’UDC sur l’immigration. Vous avez prôné une mise en oeuvre très «light». Comment vendez-vous cela à la population? J’ai expliqué que le maintien des accords bilatéraux était prioritaire et qu’une application à la lettre de cette initiative aurait menacé la voie bilatérale, qui reste à mes yeux la voie royale. La solu- tion choisie accorde la préférence à notre main-d’oeuvre indigène, avec des seuils par groupes de branches et par régions. Elle limite l’immigration de la manière la plus sévère possible.
Etes-vous sûr que votre message est passé? De l’extérieur, on a l’impression que les Tessinois ne sont pas très attachés à la libre circulation des personnes… En dénonçant l’accord sur la libre circulation, on met fin à tout le premier paquet bilatéral. Ce message-là n’est pas encore passé. Je suis sûr que les gens comprendront qu’il faut préserver l’accès à un marché de 500 millions de consommateurs sans lequel notre prospérité régresserait, ce que personne ne veut.
Vous êtes donc favorable à un vote sur la libre circulation des personnes? Oui, mais avec une totale transparence envers la population. L’initiative sur l’immigration n’était pas compatible avec la libre circulation à laquelle sont liés d’autres traités. Les initiants n’ont pas dit toute la vérité au peuple. Arrêtons la langue de bois politique et posons clairement la question.
Les relations entre la Suisse et l’Europe sont liées à la conclusion d’un accord institutionnel. Etes-vous pour ou contre un tel accord? Je suis pour la voie bilatérale, qui comprend déjà plus de 120 accords avec des règles spécifiques pour chacun d’eux. Leur gestion est devenue très bureaucratique. Il faut la simplifier et clarifier le règlement des différends.
Vous n’avez pas répondu à la question…
Pour simplifier la situation actuelle, il nous faut un accord transversal. Parler d’un accord institutionnel ne sert à rien, car il n’existe pas, même sous la forme d’un brouillon. C’est du contenu qu’il faut parler.
Où se situent vos lignes rouges? Je refuse la reprise automatique du droit européen. Il est tout aussi exclu que des juges étrangers décident du droit en Suisse. Notre souveraineté est essentielle. J’ajoute qu’il faut éviter de se mettre sous pression. Au sein de l’UE, personne n’a dit que les accords bilatéraux allaient être dénoncés si une solution n’était pas trouvée d’ici à la fin de l’année. L’UE a actuellement un gros problème avec le Royaume-Uni. Laissons-nous le temps de voir comment la situation évolue.
Que pensez-vous d’une cour internationale – avec un juge désigné par la Suisse, un deuxième par l’UE et un troisième comme arbitre – pour trancher les différends? On peut en effet imaginer un tribunal arbitral composé de membres des deux parties ou alors relancer l’option d’un élargissement de la Cour de l’AELE. C’est à nos spécialistes de trouver la meilleure solution technique.
Vous combattez la Prévoyance vieillesse 2020, qui propose de réformer ensemble le 1er et le 2e pilier après que des réformes séparées de l’AVS et du taux de conversion du 2e pilier ont échoué. Si vous gagnez, qu’aurez-vous vraiment gagné? Le plan B. On pourra très rapidement présenter une réforme similaire mais sans extension de l’AVS…
C’est-à-dire sans la hausse des rentes de 70 francs par mois? Oui. C’est le poison de cette réforme. Il n’est pas honnête de dire à la population qu’on veut consolider les assurances sociales alors qu’en réalité on les étend et on endette notre système de prévoyance par une distribution généralisée des 70 francs, sauf à ceux qui sont déjà retraités. Je ne peux pas assumer cela.
Mais que proposez-vous pour la baisse du taux de conversion, qui a déjà été refusée une fois et de manière assez nette? On a voté à ce sujet en 2010. On revotera en 2019 ou 2020. Je pense que les gens comprendront peu à peu que l’évolution démographique nous oblige à regarder la réalité en face et que ce taux de conversion doit être abaissé.
Sans compensation? Avec des compensations à l’intérieur du 2e pilier lui-même, mais pas avec