Le Temps

«Un père ne peut pas vouloir de mal à son fils»

La vie de Floyd Mayweather Jr., qui affronte dimanche matin à Las Vegas le champion de MMA Conor McGregor dans un combat aussi critiqué que médiatisé, a fait l’objet cette année d’un chapitre hallucinan­t dans le livre «Scènes de boxe» de l’écrivain Elie R

- ELIE ROBERT-NICOUD

Il y a deux types de pères dans la boxe, ceux qui disent: «Tu seras le boxeur de la famille», et ceux qui disent: «Toi, tu ne boxeras jamais». Mais il n’y a pas de père indifféren­t. D’une manière comme d’une autre un père en boxe est toujours une catastroph­e, la plus flamboyant­e de ces catastroph­es est sans doute Floyd Mayweather Sr., père et entraîneur du seul champion à avoir égalé le record de Rocky Marciano. Quarante neuf victoires profession­nelles sans défaite, il est aussi devenu le sportif le plus riche du monde.

Champion du monde dans sept catégories. Certains disent qu’il est un des plus grands de toute l’histoire du ring. Lui-même, jusqu’à ce qu’il raccroche les gants après son dernier combat contre Manny Pacquiao, n’hésitait pas à se décrire comme «the best ever», TBE.

Parce que chez les Mayweather tout se fait dans l’excès. Tout le monde est boxeur, comme chez les Moyer ou les De La Hoya. (Les plus jeunes frères de Floyd Mayweather Sr, Roger et Jeff, ont été respective­ment champion WBC des superplume­s et des super-légers, et champion IBO des super-plumes.)

Et presque tout le monde va en prison.

Mayweather père était numéro six mondial de sa catégorie d’après le magazine Ring. A l’époque où il combattait, il écrivait et déclamait ses poèmes sur ses adversaire­s – comme Henry Armstrong, un des plus grands boxeurs des années trente – se définissan­t lui-même comme «le poète lauréat de la boxe». Il est aussi peintre à ses heures. Les boxeurs se rêvent souvent en peintre ou en écrivain, et vice versa. On lui doit un portrait de Mohamed Ali, un d’Elvis Prestley et un autre de Bruce Lee, pour lequel il a une admiration sans bornes. D’après l’artiste lui-même, tous ces tableaux sont des chefs d’oeuvre.

Il mène avec son frère Roger une carrière qui sans être médiocre ne permet pas d’aspirer au sommet. Il perd avant la limite contre Sugar Ray Leonard bien qu’honorablem­ent, ce qui n’aura pas été le cas de tout le monde. Son fils, beaucoup plus talentueux et indulgent, déclarera pourtant à ce sujet: «Il a connu une défaite contre une légende, le reste des combats qu’il a perdus, c’était contre des boxeurs de seconde zone ou des chauffeurs de taxi.»

Puis survient cet événement impensable qui marque la fin de sa carrière et le début de celle de Floyd Jr, qui n’a pas encore deux ans.

Le ring ne suffit pas à subvenir aux besoins du foyer. Mayweather père se tourne vers le commerce de la drogue. Là encore, c’est une affaire de famille puisqu’il a sa propre femme, la mère de Floyd Jr, comme cliente. Il explique que c’est pour qu’on ne manque de rien à la maison qu’il a dû se lancer dans le trafic. En somme, c’est pour le bien de son fils. Il se sacrifie, il ne veut pas que Jr suive le même chemin et s’engage dans une carrière de dealer. Floyd Sr est un bon père.

Il a comme partenaire son beaufrère Baboon («babouin» en anglais). Sinclair de son nom de baptême. Les dealers aussi changent de nom, comme les peintres et les boxeurs.

Un jour, Baboon défonce la porte du domicile familial à Grand Rapids dans le Michigan. Il n’est pas content et il est armé. Quelques temps auparavant, Floyd Sr et Baboon se sont battus à la patinoire, un différend entre hommes d’affaires. Baboon pointe son fusil vers Floyd Sr, qui saisit son fils par les chevilles pour s’en servir de bouclier humain.

Floyd Sr devait expliquer son geste par la suite: «J’ai dit à Baboon: «Si tu me tues, tu vas aussi tuer le bébé.» La mère de Floyd Jr est présente. «Elle essayait de m’arracher le bébé pour que son frère puisse me tuer», explique Floyd Mayweather Sr, un peu choqué par l’attitude de sa femme. «Mais il n’était pas question que je lâche ce bébé, je n’avais aucune intention de mourir. Ce n’était pas que j’allais mettre mon fils dans la ligne de feu, je savais que Sinclair ne tirerait pas sur le bébé. Alors il a détourné l’arme de mon visage, il a visé mon mollet, boum.»

La chevrotine emporte une large partie de la jambe de Floyd Mayweather Sr. Ses capacités de boxeur se voient forcément diminuées, notamment dans ses déplacemen­ts, il n’a plus la même facilité de mouvement et il commence à développer un style défensif qui ne lui permet pas d’aller très loin mais qu’il transmet en héritage à son bouclier humain.

(…) Floyd Mayweather Jr sait à peine marcher que son père lui fait enfiler les gants. Pour reprendre l’expression de l’écrivain Budd Schulberg, auteur de chefs d’oeuvre sur la boxe entre autres sujets, Floyd Mayweather Jr n’est pas né avec une cuillère en argent dans la bouche, mais plutôt avec un protège-dents. C’est toujours très tôt que la décision est prise. Oscar De La Hoya l’a dit: «Je n’avais pas le choix.» Un fils échappe rarement à cette forme de prédestina­tion, quand on a décidé qu’il serait boxeur, augmentant ainsi ses chances de mourir sur le ring. C’est statistiqu­ement prouvé. Ou du moins, c’est statistiqu­ement vrai. Un boxeur entraîné par son père court plus de risques de succomber aux coups d’un adversaire et de tomber dans un coma dont il ne ressort pas. Un père ne sait jamais vraiment quand son fils est fini. Il sait qu’il vaut mieux que ça, qu’il n’a pas encore tout montré, et il ne jette jamais l’éponge. Ou presque. (...) Et quand un fils sait que son père le regarde depuis le coin, il essaye de se relever à chaque knock-down, il ne peut pas renoncer.

Les aléas du trafic de drogue veulent que Floyd Sr soit condamné à une peine de prison ferme. Cinq ans, il en fera trois. Floyd Jr reste seul. Mais il continue à fréquenter la salle, encouragé par la grandmère qui l’élève, il s’entraîne pendant que Floyd Sr attend patiemment derrière les barreaux.

Floyd Jr gagne les Golden Gloves, l’épreuve initiatiqu­e qui en Amérique du Nord permet de désigner les futurs grands champions. L’oncle Roger, dit Black Mamba, a pris en charge l’entraîneme­nt de Jr. Lui-même a été deux fois champion du monde et détient un palmarès de cinquante-neuf victoires pour treize défaites. Quand Floyd Sr sort de prison, son fils en est à sa quatorzièm­e victoire profession­nelle, mais pour Floyd Sr ce n’est pas une raison pour que son frère Roger reste à sa place, il lui demande de s’effacer. Roger s’exécute. Floyd Jr continue à gagner. Il applique avec succès la méthode que son père a développée et qui consiste à se protéger le menton derrière l’épaule et à dévier les coups en les accompagna­nt toujours avec l’épaule, lui donnant ce style fluide, unique, et cette impression d’aisance face aux attaques de ses adversaire­s. On appelle cela le «shoulder roll». De plus, comme Floyd tient sa gauche en bas, au niveau de son short, il surprend ses adversaire­s avec un shovel punch – un «coup de pelle» qu’ils ne voient pas venir – en relevant brusquemen­t le poing, un coup qui ressemble vaguement à un uppercut qui vient de nulle part et qui leur relève la mâchoire. Et encore, comme il a une garde très profilée, qu’il ne présente que son épaule à ses adversaire­s, il les oblige à le contourner et à s’exposer aux coups de sa droite, son bras le plus fort.

Floyd Jr prend le nom de «pretty boy» à l’époque, en référence à ses traits réguliers et à Pretty Boy Floyd, célèbre gangster des années trente. Puis il comprend que le sport moderne est avant tout un spectacle. Le combat n’est que le dernier acte d’une pièce savamment orchestrée qui passe par l’incertitud­e quant au choix de l’adversaire, de la date et du lieu, puis par les insultes, les défis, la pesée, le «ring walk». C’est d’ailleurs à Mohamed Ali qu’on doit cette dégénéresc­ence de la boxe, lui qui se conduisait plus comme un catcheur que comme un boxeur. Ali faisait le show, il se transforma­it souvent en comique, Floyd, lui, choisit d’être antipathiq­ue, c’est une façon d’être une star, d’être regardé, parfois même d’être aimé. Il exhibe son argent en public de façon obscène et de rebaptise «Money» Mayweather.

Et pour que tout soit spectacle, on lave son linge sale en public. Quand Floyd Jr est condamné à trois mois de prison pour violences conjugales, tout devient un épisode de sitcom. Une caméra le suit à tout moment pendant les trente jours qui précédent son incarcérat­ion. Thirty Days in May.

Même chose dans le documentai­re 24/7 de HBO,qui décrit les semaines précédant le combat contre Oscar De La Hoya en 2007. Floyd Jr trouve en la personne de son père le partenaire idéal pour lui donner la réplique. Tout est filmé, les disputes dans la salle de Mayweather à Las Vegas (forcément Las Vegas). Tout est dit devant tout le monde. On est face à une nouvelle forme de téléréalit­é et il est très difficile de savoir ce qui est scripté et ce qui ne l’est pas. On a parfois des doutes. A grand renfort de «motherfuck­er», père et fils s’échangent toutes sortes de reproches. Floyd Sr dit à son fils: «Je t’ai tout appris, motherfuck­er.» Et le fils répond: «Non, motherfuck­er, tu étais en prison, on n’apprend rien à personne quand on est en prison.» Puis le père est chassé de la salle par son fils: «Personne ne t’a dit de venir ici, personne ne t’a demandé de venir ici. Je ne veux pas être avec toi.» Il répète: «Je ne veux pas être avec toi.» Le fils assène à son père que son seul entraîneur, celui qui l’a fait, est l’oncle Roger.

La gêne dans l’entourage des deux hommes est perceptibl­e. Les gardes du corps s’interposen­t entre père et fils. L’oncle Roger aussi. Puis, une fois seul dans les vestiaires (avec tout de même pour compagnie la caméra), Floyd Jr de conclure: «C’est Roger Mayweather qui a fait le nom Mayweather, moi je l’ai porté à un niveau supérieur, parce que finalement il n’y a que deux Mayweather qui comptent, Roger Mayweather et Floyd Mayweather. Je ne suis le Jr de personne.»

Ce qui finit de convaincre quant à la sincérité de la scène, c’est cette brouille de treize ans entre père et fils. Floyd Jr se fait orphelin une deuxième fois après la disparitio­n de Floyd Sr derrière les barreaux d’une prison.

Floyd Mayweather père est mis à la porte de la propriété que lui a achetée son fils, même si Mayweather père affirme qu’il continuait à payer un loyer. Le fils lui reprend aussi la voiture qu’il lui avait offerte. On reproche à Mayweather Sr de s’approprier injustemen­t tous les mérites de la réussite de son fils et de son frère. (…)

Après leur dispute, les Mayweather ne se parlent plus que pour s’insulter par médias interposés. Mayweather Sr continue à entraîner mais loin de Las Vegas et de la salle Mayweather.

Il se présente comme le plus grand entraîneur de tous les temps. D’ailleurs il a un assez beau palmarès. Quand Ricky Hatton est mis K-O par Floyd Jr, il songe que la meilleure façon de s’en relever est d’embaucher comme entraîneur le père de l’homme qui vient de le battre. Mayweather Sr entraîne encore

Quand un fils sait que son père le regarde depuis le coin, il essaie de se relever à chaque knock-down, il ne peut pas renoncer «Elle essayait de m’arracher le bébé pour que son frère puisse me tuer (...). Mais il n’était pas question que je lâche ce bébé, je n’avais aucune intention de mourir. Alors il a détourné l’arme de mon visage, il a visé mon mollet, boum» FLOYD MAYWEATHER SR.

Chris Eubank Jr, cet autre «fils de», et Chad Dawson à propos duquel il déclare: «Pour être honnête, je commence à croire qu’il est un peu débile. J’espère que vous avez bien noté ça. Quelqu’un m’a dit qu’il était un peu débile et je commence à penser que c’est vrai. Et plus il ouvre la bouche et plus je me dis que c’est vrai.» Malgré les déficience­s intellectu­elles de certains de ses boxeurs, toute cette liste fait beaucoup de victoires, beaucoup de titres.

L’associatio­n la plus surprenant­e est sans doute celle de Mayweather Sr avec Oscar De La Hoya, car Oscar représente une figure assez rare dans le monde de la boxe: le gendre idéal. Il est poli, beau, souriant, il n’a jamais un mot plus haut que l’autre. Quand il combat, les femmes s’intéressen­t à la boxe. Son style, son charme et son sourire lui ont valu le surnom de «Golden Boy».

Mayweather Sr propose à De La Hoya de l’entraîner pour affronter Mayweather Jr. Ce serait une belle revanche. Floyd Sr est prêt à donner les conseils qu’il faut pendant des mois pour faire assommer son propre fils. De La Hoya hésite. La propositio­n le met mal à l’aise. Puis comme Mayweather père demande deux millions de dollars pour se livrer à cet exercice, il se tourne vers Freddie Roach, ce qui arrange tout le monde, sauf peut-être Mayweather père.

Le refus d’Oscar De La Hoya rapproche père et fils. Jr n’est pas ran-

Un père en boxe est toujours une catastroph­e, la plus flamboyant­e de ces catastroph­es est sans doute Floyd Mayweather Sr.

cunier. Il a d’autant plus besoin d’un coach que l’oncle Roger a été écarté des rings après s’être battu avec tout le monde pendant le match entre Floyd et Zab Judah.

Mais même si Floyd père est autorisé à traîner dans la salle, c’est l’oncle Roger qui reste aux commandes pour le moment. Floyd père se console en déclarant: «Je n’ai pas besoin d’entraîner mon fils, ce dont j’ai besoin, c’est d’avoir une relation avec mon fils.»

Pendant que Floyd Jr se prépare à affronter Oscar De La Hoya, la famille Mayweather s’agrandit: Justin Jones a seize ans à Grand Rapids quand il décide de se mettre à la boxe, avec un certain succès. Il remporte les Golden Gloves. Dans sa salle, tout le monde lui dit qu’il a l’air d’un Mayweather. A force de l’entendre, Jones contacte Floyd Mayweather Sr et lui demande de faire un test ADN. Mayweather accepte et le résultat est concluant. «C’était positif à 99,9%, déclare-t-il. Ça m’a paru suffisant.» Il y a peut-être un gène de la boxe.

Mais Floyd Sr est très accaparé par Floyd Jr. Il promet qu’il s’occupera de Justin et qu’il aura une relation, sans doute père-fils, avec lui. D’ailleurs, il tient parole, on peut les voir s’entraîner tous les deux sur YouTube.

Le demi-frère de Justin, peu perturbé par la nouvelle, bat Oscar De La Hoya. Il faudra attendre 2013 et le combat contre Guerrero pour que Floyd Sr soit à nouveau accepté par son fils comme coach à part entière. Guerrero a lui aussi son père pour entraîneur, Ruben, à mi-chemin des Blues Brothers et des bandits mexicains dans Le Trésor de la Sierra Madre. Avec la complicité de Mayweather Sr, il se charge de faire le show, ils posent torse nu devant les photograph­es, s’insultent à la conférence de presse, se battent au restaurant, se traitent de «bitch» et de «puto» sur le ring avant le combat, puis se réconcilie­nt. Ils s’amusent comme des fous et ça se voit. Sans pour autant le montrer, leurs fils sont plus tendus. On a même l’impression que Guerrero Jr est un peu gêné par tout ce cirque.

On ne sait pas exactement ce que pense l’oncle Roger du retour en force de son frère. En tout cas, Floyd a battu Guerrero, il a battu tous les autres, aussi, grâce aux conseils de son papa. En 2014, après le premier combat de Floyd Jr contre cette exclusivit­é du monde de la boxe, la brute intelligen­te Carlos Maidana, la bagarreur technique, Floyd Sr a failli devenir prophète en plus d’être peintre et poète lorsqu’il a déclaré: «A la place de Floyd, je ne ferais pas un deuxième combat avec lui.» Floyd ne l’a pas écouté et l’a emporté sur une décision unanime, plus facilement encore que la première fois. Mais on comprend les hésitation­s de Floyd Jr, comme il le dit luimême, un père ne peut pas vouloir de mal à son fils.

© Editions Stock, 2017

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Floyd Mayweather Jr. à l’entraîneme­nt dans le Mayweather Boxing Club, à Las Vegas, sous l’oeil exigeant de son père Floyd Mayweather Sr., le 10 a
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(STEVE MARCUS/REUTERS) nier. La relation pour le moins tumultueus­e entre les deux hommes a fait les choux gras des médias américains.

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