Le Temps

Ô SOMBRE POÈTE DE L’AMER

- PAR STÉPHANE GOBBO t @StephGobbo

Le Londonien Ghostpoet, musicien inclassabl­e qui transcende les genres, publie un quatrième album d’une hypnotique noirceur

◗ On a parfois pu lire ou entendre que Obaro Ejimiwe, le Londonien qui officie sous le nom de Ghostpoet, était un rappeur. Mais ô combien ce serait réducteur que de qualifier ainsi cet artiste hors norme, qui depuis la sortie de son premier EP en 2010 explose les genres. La sortie de son quatrième album, Dark

Days+ Canapés, achève aujourd’hui de prouver à quel point il a son univers bien à lui, même si dans le même temps il semble profondéme­nt inscrit dans ce vivace terreau British qui ne cesse de voir des musiciens de grand talent éclore.

Dark Days+ Canapés s’ouvre sur «One More Sip», un morceau anxiogène qui évoque les déstructur­ations électros d’Aphex Twin et pourrait sans problème servir à illustrer l’un ou l’autre des films labyrinthe­s de David Lynch. Après cette minute trente de chaos, comme pour assommer d’emblée l’auditeur, «Many Moods At Midnight» enchaîne sur la même noirceur, mais tisse une mélodie empruntant autant au rock qu’au blues. Puis vient le faussement apaisé «Trouble+ Me», un titre tout en faux-semblant dont l’apparente sécheresse ne saurait dissimuler le génie d’un compositeu­r tout bonnement inclassabl­e. Ecouter Ghostpoet, c’est se prendre claque sur claque, ne plus savoir si on écoute du rock, de l’électro, du rap ou du trip-hop, voire, parfois, du jazz. Ou avoir l’impression d’entendre Nick Cave reprendre du Bloc Party réarrangé par Tricky ou Massive Attack, avec qui il a d’ailleurs travaillé. C’est un peu schématiqu­e, certes, mais cela reflète bien la fascinante étrangeté qui se dégage de la musique imaginée par le cerveau de Obaro Ejimiwe, un jeune homme qui semble tout ce qu’il y a de plus équilibré, mais qui, sur le plan créatif, ne fonctionne pas comme tout le monde.

NOMINATION­S AU MERCURY PRIZE

Si le Britanniqu­e aux origines nigérianes et dominicain­es a choisi de s’appeler Ghostpoet, c’est parce qu’à ses débuts il voulait éviter d’être justement perçu comme un rappeur, et que l’idée d’avancer en poète insaisissa­ble, fantomatiq­ue, lui semblait être la meilleure façon de refléter son état d’esprit. Mais il n’est pas resté longtemps secret. Dès la sortie de son premier album en 2011, Peanut Butter Blues &

Melancholy Jam, la presse s’emballe, tant et si bien qu’il se retrouve nommé pour le prestigieu­x Mercury Prize, qui reviendra finalement à PJ Harvey. Il figurera à nouveau en 2015 dans la sélection finale de la convoitée récompense, mais s’inclinera cette fois face à un autre musicien atypique et avec lequel il partage un même goût pour les chemins de traverse: Benjamin Clementine.

D’une certaine manière, on peut dire que les deux premiers albums de Ghospoet étaient plus expériment­aux et radicaux, plus axés sur des beats que des lignes mélodiques. Son goût prononcé pour les arrangemen­ts hypnotique­s, il le doit en partie à l’afrobeat de Fela Kuti. Il a beaucoup appris du musicien nigérian, expliquait-il en 2013 aux Inrockupti­bles: «Le mouvement perpétuel de cette musique, sa puissance dénuée de rigidité m’obsèdent et me servent de références.» Mais peut-on véritablem­ent parler de références lorsqu’on façonne une musique tellement libre? Comme un rappeur, osons quand même l’analogie, Ghospoet fait corps avec ses compositio­ns. Sa voix n’est pas illustrati­ve, encore moins démonstrat­ive, elle n’est qu’un instrument parmi d’autres. Les paroles, elles, renforcent cette noirceur ressentie dès l’entame du disque. Le monde va mal, la société agit parfois comme un poulet sans tête, et ne comptez pas sur Obaro Ejimiwe pour remettre de l’ordre dans tout ça. «Fighting for what?» – se battre pour quoi? – lance-t-il, comme désabusé, sur «Karoshi».

A 34 ans, Ghostpoet est un artiste reconnu. Diplômé de l’Université de Coventry, il ne pensait pas un jour vivre de sa musique. Il se dit heureux, tout simplement. On pense parfois que l’art naît de la douleur, que c’est dans la souffrance qu’on puise l’inspiratio­n. Pas de cela chez l’Anglais. Et au vu de l’oppressant­e – mais sublime – densité de sa musique, c’est une bonne chose. On se demande bien ce qu’il enregistre­rait s’il broyait du noir.

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(STEVE GULLICK)

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