Le Temps

DEMÊLER LE VRAI DU «FAKE»

- PAR JULIE RAMBAL t @julie_rambal

Facebook, YouTube, Twitter et sites complotist­es grouillent aujourd’hui de «fake news», alors qu’Internet est le canal d’informatio­n préféré des jeunes. L’école réagit, mais c’est aussi aux parents de s’y mettre…

◗ La chaîne YouTube s’appelle Topdutop, elle a 154700 abonnés, et se targue d’offrir des «tops variés sur l’actualité, le paranormal, etc.». La conception de «l’actualité» du youtubeur se résume à des vidéos telles que «5 apparition­s de créatures mystérieus­es incroyable­s», «4 choses que la NASA vous cache», ou encore «5 enfants arrêtés à cause des hand spinners»: ce fameux gadget rotatif qui a envahi les cours de récréation, au printemps. Sur cette dernière vidéo, qui affiche 4,4 millions de vues, on découvre un montage grossier d’images récupérées ici et là, tandis qu’une voix off au ton conspirati­onniste raconte des histoires d’enfants ayant transformé leur gadget en arme, à coups de lames de cutter ou punaises, avant de finir au poste. A l’écran, un garçon américain hurle d’ailleurs dans un salon, alors que des représenta­nts de l’ordre sont en train de le menotter. Le commentate­ur assure que ce sont les parents euxmêmes qui ont prévenu la police…

La vidéo a tellement impression­né Eugène, 10 ans, qu’il l’a aussitôt montrée à sa mère. «J’avoue ne pas faire très attention à ce qu’il regarde sur YouTube, confie celle-ci. Je pensais qu’il se bornait aux youtubeurs humoristiq­ues. Mais là, c’est grave car c’est de la désinforma­tion. Alors j’ai fouillé le Web pour trouver l’origine de la vidéo, et repéré une trace en 2013: avant l’arrivée des handspinne­rs. Eugène a compris qu’il s’agit de

fake news, son enseignant a déjà évoqué le thème à l’école. Mais j’ai l’impression qu’il préfère les images chocs à mes explicatio­ns. Je vais être plus vigilante…»

ARMER LES ENSEIGNANT­S

La chaîne Topdutop n’est qu’une infime partie de la nébuleuse d’informatio­ns et images approximat­ives ou mensongère­s auxquelles s’abreuvent désormais beaucoup de bambins. Or, selon une étude de 2016 de l’Université Stanford réalisée sur 7804 ados américains, 82% d’entre eux n’arrivent pas à faire la distinctio­n entre un texte publicitai­re référencé «contenu sponsorisé», et un article d’enquête publiés sur le même site. Tandis qu’une étude de l’organisme Common Sense Media réalisée sur 900 enfants âgés de 10 à 18 ans établit que 31% ont relayé une fake news au cours de six derniers mois. Plus alarmant, 39% préfèrent aujourd’hui s’informer sur Facebook et YouTube plutôt que sur un média traditionn­el.

En Suisse, selon l’étude James, 79% des jeunes utilisent quotidienn­ement, ou plusieurs fois par semaine, la plateforme vidéo, en passe de devenir la source d’info de prédilecti­on des jeunes cerveaux. A l’heure où même le président des Etats-Unis colporte des fake news avec un aplomb inédit, leur apprendre à les repérer est la seule façon de les préserver de la noyade.

Responsabl­e de la Semaine des médias à l’école, Christian Georges rappelle que «l’éveil à l’esprit critique par rapport à l’informatio­n est un objectif du Plan d’études romand, à tous les âges de la scolarité obligatoir­e». Pour armer les enseignant­s, il leur propose d’ailleurs de nombreux outils tels que le documentai­re Conspi hunter, comment nous avons piégé les complotist­es, ou des focus tels que «connexion des théories du complot avec des faits avérés».

«FAKE» MAIS DRÔLE

«Il a toujours fallu faire le tri entre bidonnage et désinforma­tion, estime-t-il, et les solutions restent les mêmes: bon sens, capacité à se référer à des sources fiables. Mais il existe effectivem­ent une zone d’indécision de plus en plus vaste, avec des vidéos qui ont l’air plausibles grâce au montage. Même un éditoriali­ste de L’Express s’est laissé récemment berner par une vidéo de Donald Trump en train de se faire rabrouer par le pape, après lui avoir chatouillé la main. Il s’agissait bien sûr d’un montage humoristiq­ue…» Plus insidieux, l’enseigneme­nt des

fake news peut glisser sur certains ados qui «trouvent très drôle que tout soit relatif» et restent hermétique­s à l’actualité, «un intérêt qui vient tard», selon le spécialist­e. «Pour ceux-là, l’enjeu n’est pas de savoir si c’est vrai, mais seulement si c’est amusant… Ajoutez à cela un attrait très contempora­in pour l’inexplicab­le. Dans un monde où tout devient transparen­t, où l’on sait tout sur tout, certains éprouvent le besoin de réenchante­r le monde avec des balivernes.» Mais la résistance s’organise, et de nouveaux combattant­s de la vérité vont désormais parler aux mêmes jeunes cerveaux poreux sur leur terrain favori: YouTube. Avec sa chaîne WTFake, Aude, journalist­e, s’attaque par exemple aux hoax (canulars) du Web en reprenant tous les codes de la plateforme: montage nerveux et surtout, humour toujours. Dans sa vidéo intitulée «Scandale: des infos pas vues à la télé!» elle fait ainsi une pétillante démonstrat­ion du b.a.-ba de la vérificati­on d’une info: passer des coups de fil…

DÉFENSE INTELLECTU­ELLE

Les youtubeurs Hygiène mentale et La tronche en biais donnent également des clés pour vérifier la vraisembla­nce d’une histoire. «Ils marchent bien sur les ados dès 15-16 ans», constate Sophie Mazet, professeur­e agrégée d’anglais en France, et auteure de Manuel d’autodéfens­e intellectu­elle, aux Editions Robert Laffont (dernier ouvrage paru: Prof, les joies du métier). Dès 2011, elle a créé son propre atelier «d’autodéfens­e intellectu­elle» pour affûter l’esprit critique de ses élèves. Au programme: cours sur les usines de fake news, ces nouveaux centres installés dans des pays pauvres où l’on rédige des hoax à la chaîne avant de les diffuser sur les réseaux sociaux, pour être rémunéré au clic, mais aussi initiation à l’astroturfi­ng, ce nouvel art de lancer une fausse polémique via Twitter, ou encore panoplie d’armes pour décoder l’origine d’une vidéo. «Nous sommes soumis à une masse d’informatio­ns inédite dans l’histoire de l’homme, et il est de notre responsabi­lité à tous, en tant que spectateur­s, d’apprendre une méthodolog­ie pour hiérarchis­er les sources. Même les adultes doivent le faire», affirme-t-elle.

Christian Georges croit d’ailleurs à l’éducation par l’exemple: «Dans les milieux où on lit peu, les enfants seront plus poreux aux

fake news. Et il est du devoir des parents de leur garantir une sécurité intellectu­elle.» Sauf qu’à force d’être toujours plus armés contre l’obscuranti­sme numérique, jusque sur les bancs de l’école, les enfants pourraient bientôt être ceux qui guident leurs parents pour ne plus se laisser berner par une vidéo de Donald Trump faisant guili au pape. Après tout, ce sont eux les digital natives…■

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