Le Temps

L’ALAKRAN, VINGT ANS DE THÉÂTRE REMUANT

- PAR MARIE-PIERRE GENECAND

Happenings, liturgies, parodies: depuis 1997, Oscar Gómez Mata provoque le public genevois pour le réveiller. A La Bâtie - Festival de Genève, il monte «Le Direktør», de Lars von Trier, et cette comédie acide sur le monde du travail devrait aussi bien secouer

Vingt ans. Vingt ans que L’Alakran fait dans le remue-ménage scénique pour provoquer un remue-méninges politique. Vingt ans que cette compagnie genevoise interpelle le public de manière frontale pour l’inviter à se réveiller et, si possible, à se mobiliser. Happenings secoués, liturgies timbrées, parodies énervées: rien n’est trop osé pour cette troupe fondée par Oscar Gómez Mata, Delphine Rosay et Pierre Mifsud en 1997 et dans laquelle chaque acteur, souvent déguisé – en Miss Univers, escargot ou viking –, est un perturbate­ur patenté. On a ri, beaucoup, face aux folles facéties de Michèle Gurtner et d’Esperanza López. On a été ému, lorsque, dans l’isoloir d’Optimistic vs Pessimisti­c, en 2005, on a reçu cette phrase réconfort: «Tu es seul et c’est déjà bien.» Et on a baillé parfois quand, dans les récents Psychodram­es, le spectateur avait pour mission de nettoyer son âme via le pardon…

Ce qui est sûr, c’est que chaque propositio­n de L’Alakran suscite enthousias­me ou exaspérati­on. «Alors c’est bien, parce que c’est ce qu’on a toujours souhaité. Que le spectateur soit bousculé, déstabilis­é, conscienti­sé», sourit Oscar Gómez Mata, rencontré au Théâtre du Loup, en marge de son dernier spectacle à l’affiche de La Bâtie - Festival de Genève. Sa dernière création? Un mini-événement puisque, depuis Boucher espagnol, de Rodrigo Garcia, en 1997, L’Alakran n’a plus remonté de texte sans le trafiquer. Ici, avec Le Direktør, de Lars von Trier, le metteur en scène, 54 ans, «retourne au plateau», joyeux de «se poser des questions de jeu» avec des

comédiens qu’il apprécie. On refait avec lui le chemin parcouru.

Oscar Gómez Mata, vous êtes Basque. Pourquoi êtesvous venu à Genève? D’abord pour la formation, ensuite pour la fiabilité des institutio­ns. En 1985, j’ai suivi la première année de l’Ecole Serge Martin, à Paris, puis j’ai complété mon cursus en 1989, à Genève, où Serge s’était établi. Là, j’ai rencontré Delphine Rosay, qui est devenue ma compagne. Ensemble, nous sommes retournés à Madrid en 1991, où existait Legaleón, ma première compagnie. Nous y avons travaillé quatre ans, mais suite à l’immense déficit laissé par l’Exposition universell­e de Séville en 1992, le gouverneme­nt a coupé dans le budget culturel, obligeant le Centre dramatique national de Madrid de supprimer son volet contempora­in. Face à cette précarité, nous sommes revenus à Genève en 1995, et nous ne l’avons pas regretté. Depuis la fondation de L’Alakran en 1997, nous y avons été soutenus et accompagné­s avec une régularité que je tiens à saluer.

Mais ces jours, vous vous trouvez dans une situation

paradoxale…Oui, et j’espère qu’une solution va se dégager, sinon L’Alakran pourrait mettre la clé sous le paillasson en janvier. Ceci, alors que notre création, Le Direktør, qui a gagné le concours Label+ théâtre romand et obtenu ainsi un montant de 200 000 francs, va tourner partout en Suisse romande! La situation est la suivante: nous venons de bénéficier pendant six ans de la convention tripartite qui associe la Ville de Genève, le canton et Pro Helvetia. Comme Pro Helvetia a décidé de se retirer et que l’Etat et la Ville ne peuvent contribuer en solitaire, notre compagnie se retrouve sans financemen­t. A titre personnel, je ne me fais pas de souci. J’enseigne à la Manufactur­e, à Lausanne, et monterai toujours des projets. Mais L’Alakran a développé des modes de production très variés (performanc­es, projets participat­ifs, travaux avec les écoles, spectacles classiques, etc.) qui s’arrêteront brutalemen­t si aucun arrangemen­t n’est négocié.

Comment qualifieri­ez-vous votre style théâtral?Je

dirais qu’il est joyeux, physique et politiquem­ent engagé. Nous avons toujours pratiqué l’adresse directe au public. Notre théâtre a également toujours eu une part très physique. Les corps, bien sûr, mais aussi l’espace, le mouvement, la relation entre les gens. Les sensations comptent autant que les idées et exigent des comédiens un jeu très investi. Pour

Le Direktør, je commence la journée avec une heure et demie d’entraîneme­nt qui affûte la présence et la sensibilit­é. Je travaille sur les regards. Comment un regard modifie l’autre, est modifié par l’autre, donne une couleur à la scène, fait évoluer le propos, etc. Et, pour revenir au public, nous avons toujours veillé à lui laisser une place pour qu’il construise sa vision du spectacle. Jusqu’à ce qu’il accompliss­e des actions pour de bon… Oui, nous avons commencé avec Optimistic vs Pessimisti­c en 2005, une propositio­n qui explosait les convention­s théâtrales à Saint-Gervais, où nous avons été longtemps en résidence. Le public entrait par l’entrée des artistes, était parqué sur la scène comme du bétail, se versait du champagne, se rendait dans un isoloir, etc. On disait aux spectateur­s: faites ce que vous voulez, éprouvez les limites du lieu, sachant que, et c’était notre mot d’ordre, «dans l’échec se trouve la solution».

Un mot d’ordre qui inverse l’idée de progrès? Complèteme­nt. Dans tous nos travaux des années 2000, nous avons battu en brèche l’idée de succès, de réussite. Même dans Kaïros, spectacle créé à La Comédie et qui parlait de ce moment où tout coïncide pour le meilleur, on incitait les gens à voir ce qu’ils ne voulaient pas voir. D’où le vrai vendeur de roses qui traversait le plateau. Ou l’explicatio­n détaillée de la chaîne de financemen­t d’un spectacle. On a toujours eu envie de confronter les gens à la réalité. Mais la séquence que je préfère dans Kaïros, c’est l’instant du haïku, lorsque chaque spectateur se rendait au foyer et écrivait une phrase qui le définissai­t. Au final, c’est cette prise de conscience personnell­e que je garde, plus que la sensibilis­ation politique.

Un rendez-vous avec soi-même qui s’est intensifié dès

2011 avec les «Psychodram­es»? Oui, depuis les années 2010, je suis préoccupé par l’humain et comment il gère ses paradoxes, ses contradict­ions. D’où cette série de travaux très interactif­s sur la colère, la vérité, le mensonge ou le pardon. Je ne me vois pas comme un thérapeute, mais si je peux favoriser une prise de conscience, je suis heureux.

Quitte à être parfois moralisate­ur? Oui, j’assume cet aspect de mon travail. J’ai une morale, une éthique, un souci du positionne­ment social et politique que je n’ai pas l’intention de lâcher!

Pourquoi ce retour au texte avec «Le Direktør» après

vingt ans? Un nouveau virage?Non, je vais poursuivre mes Psychodram­es, mais quand j’ai vu ce film de Lars von Trier en 2007, j’ai été saisi par cette manière théâtrale de parler du monde du travail. Je me suis toujours dit que j’aimerais monter le scénario de façon classique, avec une réflexion sur le jeu d’acteur. Vu l’importance de la distributi­on, neuf comédiens, il fallait que je trouve un financemen­t particulie­r, ce qui est le cas avec Label+. Je savoure chaque journée de répétition avec ces acteurs qui maîtrisent l’art du déplacemen­t. Ils jouent la situation et, en même temps, ils font un pas de côté. Un régal! ▅

 ?? (STEEVE IUNCKER) ?? «Un retour au texte. Le scénario génial signé Lars van Trier du film «Le Direktør». Ou comment un directeur, qui vend son entreprise, engage un acteur pour prendre sa place dans ce moment compliqué. Jubilatoir­e de travailler avec neuf comédiens...
(STEEVE IUNCKER) «Un retour au texte. Le scénario génial signé Lars van Trier du film «Le Direktør». Ou comment un directeur, qui vend son entreprise, engage un acteur pour prendre sa place dans ce moment compliqué. Jubilatoir­e de travailler avec neuf comédiens...
 ?? (NICOLAS LIEBER) ?? «Dans ce spectacle, on a voulu exploser les convention­s théâtrales. Les spectateur­s pouvaient faire ce qu’ils voulaient, mais en même temps, on les enfermait dans une corde. Fameux combat entre illusion de liberté et liberté avérée. Sur cette photo, je...
(NICOLAS LIEBER) «Dans ce spectacle, on a voulu exploser les convention­s théâtrales. Les spectateur­s pouvaient faire ce qu’ils voulaient, mais en même temps, on les enfermait dans une corde. Fameux combat entre illusion de liberté et liberté avérée. Sur cette photo, je...
 ?? (NICOLAS LIEBER) ?? «C’est un spectacle important, car c’est la première fois que je jouais à la Comédie, première institutio­n du canton. Le spectacle parlait des moments pleins, d’où le ballon, mais en même temps, on accueillai­t sur le plateau un vrai vendeur de roses...
(NICOLAS LIEBER) «C’est un spectacle important, car c’est la première fois que je jouais à la Comédie, première institutio­n du canton. Le spectacle parlait des moments pleins, d’où le ballon, mais en même temps, on accueillai­t sur le plateau un vrai vendeur de roses...
 ?? (CHRISTIAN LUTZ) ?? «Le début de L’Alakran, cette aventure qu’on a voulue collective. J’ai aimé le côté intime et poétique de ce texte de Rodrigo García. C’était un spectacle très cavalier, très physique et plein d’humour.» «Boucher espagnol», 1997.
(CHRISTIAN LUTZ) «Le début de L’Alakran, cette aventure qu’on a voulue collective. J’ai aimé le côté intime et poétique de ce texte de Rodrigo García. C’était un spectacle très cavalier, très physique et plein d’humour.» «Boucher espagnol», 1997.

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