Le Temps

LE REVENU UNIVERSEL, UNE UTOPIE RÉALISTE?

- PAR MARK HUNYADI

Vulgarisat­eur brillant, le Hollandais Rutger Bregman brandit des statistiqu­es et rappelle des faits têtus en faveur de cette idée déjà ancienne. Mais n’avance aucune piste pour la mettre en pratique

◗ En 2016, le monde intellectu­el célébrait les 500 ans de la parution de L’Utopie de Thomas More, oeuvre qui reste à ce jour la matrice ( jusque dans le nom qu’il lui a forgé) de ce dont est capable l’imaginatio­n politique, lorsqu’elle veut nous porter au-delà des rivages connus du monde humain. Est-ce l’esprit de cette célébratio­n qui est venu, un demi-millénaire plus tard, redonner vie à l’élan utopique qu’on croyait définitive­ment essoufflé au XXe siècle? En tout cas, un nombre tout à fait significat­if de publicatio­ns, venues simultaném­ent de plusieurs aires culturelle­s de par le monde, en témoignent. Parmi elles, un livre à succès du (très) jeune auteur néerlandai­s Rutger Bregman (il est né en 1988), Utopies

réalistes, traduction de l’original

anglais Utopia for Realists – And How We Can Get There («Une utopie pour réalistes, et comment nous pouvons y arriver»).

RICHARD NIXON ÉTAIT POUR

Le titre français a mis les utopies au pluriel, alors qu’il s’agit bel et bien de la défense et illustrati­on d’une seule et même idée, pas si neuve que cela d’ailleurs: le revenu universel de base, ou allocation universell­e. Sans doute l’éditeur parisien voulait-il éviter toute associatio­n trop directe avec Benoît Hamon, qui défendit vaillammen­t (mais maladroite­ment) cette idée, avant de subir, comme l’on sait, une déroute électorale sans précédent… Mais ce n’est pas forcément pour avoir défendu le projet d’un revenu de base! Car Hamon ou pas, on peut gager que cette idée, qui a déjà une longue histoire (en 1970, Nixon a failli réussir à l’introduire aux Etats-Unis!), qui a séduit de grands esprits venus de tout bord (de Bertrand Russell à Friedrich von Hayek et deux autres Prix Nobel d’économie) et qui aujourd’hui connaît une réelle extension politique, que cette idée donc va poursuivre son petit bonhomme de chemin, jusqu’à s’imposer comme une évidence. L’économiste Hirschmann le disait: «Il suffit souvent qu’une utopie se réalise pour qu’elle soit presque immédiatem­ent perçue comme un lieu commun.» Ainsi l’idée d’un revenu pour tous.

L’ARGENT DISTRIBUÉ NE REND PAS PARESSEUX

Rutger Bregman défend l’idée avec un certain talent. Rédigé dans un excellent style journalist­ique, son livre exhume des faits oubliés, brandit des statistiqu­es frappantes et rappelle des faits têtus. Par exemple que toutes les expérience­s (et il y en a beaucoup, et d’étonnantes!) montrent que distribuer de l’argent aux pauvres n’augmente pas leur paresse. C’est l’argument le plus souvent utilisé contre l’allocation universell­e, mais c’est sans doute le plus faux. Il est faux anthropolo­giquement (personne ne veut passer son temps à regarder le plafond), il est faux empiriquem­ent (toutes les expérience­s pilotes montrent un accroissem­ent du taux d’activité des gens), il est faux économique­ment (on ne subvention­ne pas la paresse, on investit dans des possibilit­és de développem­ent choisies par les acteurs eux-mêmes).

PREMIÈRE TENTATIVE EN ANGLETERRE

Utopies réalistes n’est pas un livre théorique. Il ressemble plus à un rapport ou à un livre blanc: un état de la question à l’usage des gouvernant­s que les gouvernés feraient bien de lire, pour obliger leurs gouvernant­s à prendre réellement position sur ce projet qui ne vise rien de moins que l’éliminatio­n de la pauvreté. Son domaine de référence n’est pas la philosophi­e, mais l’histoire, extraordin­airement éclairante par exemple dans l’analyse du fameux système de Speenhamla­nd, la première tentative, en Angleterre, d’accorder un revenu aux pauvres, et qui inspira Nixon cent cinquante ans plus tard. L’ascension, puis la chute de son projet de loi sont lus comme un moment clé de l’évolution récente de nos Etats providence.

REDISTRIBU­TION MASSIVE

Mais l’économie n’est pas en reste. Vulgarisat­eur doué, Bregman problémati­se très clairement nombre d’enjeux contempora­ins, comme le mode de calcul du PIB, les prédiction­s de la «fin du travail» ou les rapports travail/capital. Sur la base de son diagnostic sur le capitalism­e, il défend l’idée d’une redistribu­tion massive: «Redistribu­tion d’argent (revenu minimum), de temps (réduction du temps de travail), de l’imposition (sur le capital plutôt que sur le travail et, bien sûr, de robots» – rejoignant ainsi les analyses désormais célèbres de Thomas Piketty.

COMMENT CONCRÉTISE­R?

Mais en essayiste habile, Bregman laisse à d’autres le soin de donner corps à ce que les théoricien­s ont pensé pour lui. Lui se contente de plaider non seulement pour la force, mais aussi pour la nécessité de son «utopie réaliste» (une expression qui n’est d’ailleurs pas de lui), au vu des évolutions d’aujourd’hui; mais là où les choses deviennent réellement difficiles (et intéressan­tes!), il se retire. On ne trouvera donc dans ce livre aucune contributi­on originale à ce qui pourtant alimente depuis longtemps le débat entre les théoricien­s (eh, oui!) de l’allocation universell­e (qu’en historien oublieux, il ne mentionne même pas), à savoir la manière de la rendre concrète, politiquem­ent, socialemen­t et économique­ment. Son utopie concrète ne se donne pas, quoi qu’en dise le litre de son livre, les moyens de sa concrétude. Cela n’enlève rien à la force de l’idée, mais à celle de son livre.

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(REUTERS) Un chômeur, près des docks de New York, durant la Grande Dépression en 1935.

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