Le Temps

ISTANBUL OU LE SPLEEN D’ORHAN PAMUK

- PAR ANDRÉ CLAVEL

L’écrivain turc, Prix Nobel 2006, signe une fresque vertigineu­se autour d’un personnage inoubliabl­e, Mevlut, le vendeur de rue, emporté dans les flots de l’Histoire

◗ Si Istanbul n’existait pas, Orhan Pamuk l’aurait inventée. C’est elle, la Sublime Porte, la perle du Bosphore, qui est sa raison d’écrire. Elle a nourri l’imaginaire romantique et le Nobel de littératur­e 2006 a pris le relais pour redessiner ses mille et un visages, du haut du tapis volant qui lui sert d’observatoi­re. Et à l’heure où Erdogan s’escrime à museler l’ancienne citadelle ottomane, l’oeuvre de Pamuk prend une nouvelle dimension. Parce qu’elle est une réplique cinglante aux aveuglemen­ts liberticid­es du despote turc. Et parce que, aux bruits de bottes, elle oppose le sourire rebelle de Shéhérazad­e, symbole de la féerie stamboulio­te que l’auteur de Neige ressuscite avec tant de grâce, même si le tableau s’assombrit de livre en livre.

Mais Istanbul n’est pas seulement l’alter ego de Pamuk, sa muse de chaque instant: à ses yeux, elle reste une «capitale du monde», une ville-lumière juchée sur sa légende de Babel cosmopolit­e. Dans ses précédents romans, il en explorait les quartiers les plus occidental­isés, ceux de sa naissance. Surprise, avec Cette chose étrange en moi, il change totalement de focale pour l’observer à travers les yeux d’un sans-grade, presque un mendigot, un vendeur ambulant né tout en bas de l’échelle sociale.

Ce camelot «beau comme un enfant», c’est Mevlut Karatas, fringant derviche à la moustache finement ciselée, rêveur impénitent tout droit sorti d’un récit de Yachar Kemal. Sa devise? «Se sentir turc vaut mieux qu’être pauvre.» Né en 1957 dans un village anatolien, il débarque à Istanbul à 12 ans, afin de travailler avec son père qui vient de se faire déposséder par des cousins mafieux de la masure brinquebal­ante qu’il a construite à flanc de colline.

Première déconvenue pour le jeune Mevlut qui, entre deux cours au lycée Atatürk – bancs du fond –, apprend son métier de marchand de yaourt, d’abord, puis de boza, cette boisson fermentée tant prisée des Stamboulio­tes. Un mélange de «douceur et d’amertume» qui pourrait s’avérer sulfureux en terre musulmane si l’on y découvrait des traces d’alcool, ce que le malicieux Mevlut s’empresse de nier. On le suit de squares en faubourgs, agitant sa clochette, portant la perche où sont attachés les lourds bidons de cet élixir qui, sous la plume de Pamuk, devient l’emblème d’un partage collectif. Un viatique. Une sorte d’eucharisti­e de la rue où l’on trouve à fraternise­r dans une époque de plus en plus troublée.

«EXCLU DE SES PROPRES RÊVES»

Car l’armée turque vient d’occuper Chypre – en juillet 1974 – avant qu’Istanbul ne soit la proie d’une flambée de violences opposant nationalis­tes et communiste­s. C’est avec ces derniers que Mevlut fera un bout de chemin, sans vraiment y croire, tout en constatant que, à 20 ans, il n’a toujours rien fait de son existence. De quoi attiser ce spleen incurable qui lui donne le sentiment «d’être exclu de ses propres rêves». Se marier? Pourquoi pas, d’autant que son coeur bat pour Samiha, une beauté ravageuse qu’il n’a rencontrée qu’une fois, le temps d’être foudroyé par ses yeux d’ébène. Pendant trois ans, il lui enverra des lettres d’une naïveté angélique avant de se décider à l’enlever manu militari, en accord avec les bonnes vieilles coutumes turques.

NOYÉ DANS UNE MER D’IMMEUBLES

Comme dans les contes orientaux, le rapt aura bien lieu, en pleine nuit. Mais, à la suite d’un mauvais tour, c’est la soeur aînée de Samiha qui se retrouvera entre ses bras. Une fille beaucoup moins jolie, qu’il épousera quand même… Honteux d’abord d’avoir été berné. Puis résigné à affronter malgré tout une vie conjugale fondée sur un énorme malentendu. Comment apprendre à aimer celle que vous n’avez pas choisie? Voilà le formidable défi que relèvera Mevlut, ployant sous son destin comme un héros tragique, jouet d’une cruelle fatalité qui n’aura jamais totalement raison de lui. Parce que ce traîne-savates égaré du côté de la Corne d’Or cache une âme d’une noblesse merveilleu­se, mélange d’abnégation et de persévéran­ce, de courage et de dignité silencieus­e. De quoi le rendre unique, l’un des personnage­s les plus attachants de l’oeuvre de Pamuk.

LA VILLE DÉFIGURÉE

Mevlut, on l’accompagne sur près de six décennies, toujours fier de vendre la meilleure boza de la ville, tandis que s’affole la boussole de l’Histoire. A cause de la question kurde, de la pression islamiste, de la montée des fanatismes et de la réduction inquiétant­e des libertés. Quant à la tentaculai­re Istanbul, Pamuk en décrit toutes les métamorpho­ses, à la fois architectu­rales, sociales et économique­s. Au fil des années, elle sera peu à peu défigurée par une surpopulat­ion galopante qui ne laissera plus de place à la carriole de Mevlut – elle lui sera confisquée par les autorités, qui préfèrent les supermarch­és aux camelots d’antan. A mesure qu’on avance dans le roman, on voit Istanbul perdre de sa grâce, une magie que le héros de Pamuk aura contribué à distiller en hélant les passants avec ses tendres litanies – «Boo-zaa! Boozaa!» –, ultimes complainte­s d’une mégalopole dépouillée de ses habits de lumière. Et bientôt noyée dans une mer d’immeubles.

Cette chose étrange en moi est une fresque vertigineu­se de près de sept cents pages. Il faut donc prendre son temps. Se laisser bercer par les flots de mélancolie qui submergent le récit. S’imprégner de ses parfums, comme dans un hammam. Accepter de s’égarer dans cette parfaite réplique du Grand Bazzar, l’inextricab­le dédale de quatre mille boutiques qui enchante les Stamboulio­tes. Quant à Mevlut, ce Candide oriental, on n’est pas près de l’oublier. Ni ses boniments, ni son combat pour être heureux envers et contre tout, alors que les eaux du Bosphore charrient des spectres de plus en plus menaçants. Au coeur de ce tumulte, le panache flamboyant d’une insubmersi­ble embarcatio­n de papier: un roman-fourmilièr­e où se reflète cette autre fourmilièr­e qu’est Istanbul, avec ses grandeurs et ses misères.

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(AFP PHOTO/ OZAN KOSE) Istanbul, quartier Karakoy près de la nouvelle mosquée Beyazit, janvier 2017.

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