ÉRIC CHEVILLARD DÉTARTRE LA LITTÉRATURE
Fruit de six ans de critiques souvent acerbes, «Défense de Prosper Brouillon» propose un florilège hilarant de citations d’auteurs à succès
◗ On le sait bien, les critiques littéraires sont de tristes pisse-froid, «défigurés par la haine et le ressentiment», des écrivains ratés que l’insuccès a aigris. Exaspérés par l’insolente fortune de rivaux aux tirages mirobolants, ils n’ont de cesse de salir de leur mépris ces auteurs que le public adule. Eric Chevillard connaît bien cette désolante espèce dont le biotope d’origine est Saint-Germain-des-Prés mais qui sévit désormais jusque dans les provinces (voire aux frontières). Pendant six ans, il en a fait partie, exerçant sa plume sur le dos de ses confrères, pour caresser ou ébouriffer les leurs. Il vient de renoncer à cette activité périlleuse. Avec le sens de l’autodérision qui le caractérise, dans Défense de Prosper
Brouillon, il dessine la caricature de l’engeance mesquine à laquelle il a appartenu. Si la grande majorité de ses feuilletons dans Le Monde des livres étaient des exercices d’admiration, d’heureuses découvertes et redécouvertes, il a aussi commis quelques démolitions magistrales, précisément argumentées et magnifiquement formulées. Ces prouesses stylistiques ont toujours pris pour cible des auteurs à grand succès que ces égratignures ont dû laisser indifférents si elles ne les flattaient pas. Frédéric Beigbeder s’en est pourtant irrité et Pierre Bergé, défunt «patron» du
Monde, a quand même traité de «connard» le feuilletoniste quand l’insolent s’est permis une très légère réserve à l’égard du Prix Nobel Patrick Modiano.
CHÉRI DES MAGAZINES
Mais Eric Chevillard n’est pas parti bredouille: au fil de ses lectures, il a fait moisson d’un vaste corpus de citations particulièrement hilarantes. Il les a tissées dans Les Gondoliers, onzième roman de Prosper Brouillon dont il entreprend la «défense». Brouillon est le chéri des magazines féminins, des Salons du livre où la file des admiratrices tend vers l’infini, «il est lu et aimé les yeux fermés», on cherchera dans les listes des best-sellers les noms des auteurs qui l’ont inspiré. Car Prosper prospère sur le terreau des autres et tous les énoncés que Chevillard lui attribue sont extraits, il le jure, «littéralement et sans retouche, d’une vingtaine de romans français publiés ces dernières années, ayant tous obtenu de beaux succès de vente ainsi que les nombreuses traductions qui s’ensuivent».
Les Gondoliers, tel que le «défend» Chevillard, répond aux critères du genre. Un amour contrarié entre Polo le jardinier, «puceau du vertige», et Reine, fille des propriétaires: un zeste de lutte des classes épice toujours agréablement. De l’érotisme ardent, limite porno, ne saurait manquer, toujours imagé: «Aux Jeux olympiques du baiser, je t’aurais attribué la première marche.» Un peu de mystique est également bienvenue: «Le ciel est un torrent qui se jette dans l’amour de Dieu. Bach compte les étincelles sur ce torrent dans l’infini ouvert d’un coeur dément.» De l’histoire, tout autant: «Je suis ton Hitler et tu es ma France. Ne t’inquiète pas, je ne te demande rien en échange de l’occupation de ton territoire spirituel.» Ajoutons un vieillard lesté de sagesse ancestrale, ainsi à propos de l’air: «Nous ne pouvons le toucher. On dirait qu’il n’existe pas. Mais nous le respirons.» Une petite recherche sur Internet révélera souvent l’origine de ces perles lancées au cochon de lecteur. Les Gondoliers en offre ainsi quelques dizaines tirées de la collection privée de Chevillard, de quoi, en effet, se gondoler bien haut, et se navrer aussi.
ANIMAL POLYMORPHE
Romancier fécond – voir le merveilleux
Ronce-Rose paru en janvier –, Eric Chevillard est aussi l’auteur de textes brefs, dont plusieurs volumes ont paru aux Editions Fata Morgana. Dans le dernier, l’auteur «détartre et désinfecte» une langue souvent mise à mal par l’usage courant, les médias et les écrivains. Petites scènes de la vie quotidienne (une soupe, une chaise, une quasi-noyade), des hommages – au trop oublié Othon Péconnet, au chat, au garçon qui, en 1959, a égaré son «Certificat de présence aux Offices», que le Ciel lui pardonne. Et surtout, on y lit le violent réquisitoire d’un animal polymorphe, qui les représente tous, à l’adresse de l’espèce humaine: rien d’étonnant de la part de l’auteur de Sans l’orang-outan. Rappelons enfin que, dans son blog L’Autofictif, Eric Chevillard offre chaque jour trois aphorismes. Ces éclats, partie intégrante de l’oeuvre, sont réunis chaque année en volume. Le neuvième est paru en janvier à L’Arbre vengeur: L’Autofictif à l’assaut des cartels.n