Colère musulmane face au drame des Rohingyas
Chercheur à l’Académie de droit international humanitaire et de droits humains, Christophe Golay critique l’approche suisse de la sécurité alimentaire. Selon lui, l’accès à la nourriture et sa qualité mériteraient de figurer dans la loi
Le sort de la minorité rohingya de Birmanie, pourchassée par les autorités, attise le ressentiment des musulmans du monde entier. Ankara, Téhéran et Riyad multiplient les initiatives, craignant de se laisser déborder dans la défense d’une cause dont les djihadistes tentent également de s’emparer Quelque420000Rohingyas s’entassent désormais au Bangladesh, après avoir été chassés de leurs terres par l’armée birmane. Aujourd’hui, un avion affrété par l’Arabie saoudite apportera des vivres et des moyens de subsistance à cette masse de réfugiés.
Riyad n’est ni le premier ni le seul pôle d’influence musulman à s’intéresser au sort de cette minorité. Le président turc, Recep Tayyip Erdogan, a déjà évoqué un «génocide» au sujet de ce drame. L’Iran se préoccupe également de la détresse des Rohingyas, même s’ils ne font pas partie de la branche chiite de l’islam.
Cette surenchère rhétorique intervient «sur fond de compétition entre l’Arabie saoudite, l’Iran et la Turquie pour le leadership du monde arabo-musulman», analyse Jean-Marc Rickli, spécialiste du Moyen-Orient au Centre de politique de sécurité à Genève.
L’Etat islamique ne s’y est d’ailleurs pas trompé: Abou Bakr al-Baghdadi, le chef de l’EI, mentionnait en effet la Birmanie comme un possible débouché dès 2014.
Au Bangladesh voisin, on nourrit aussi des craintes: le pays, troisième nation musulmane la plus peuplée, est le théâtre de manifestations islamistes en solidarité avec les Rohingyas persécutés. A tel point que la minorité bouddhiste craint d’être prise à partie.
«La propagande djihadiste tente de se saisir de cette tragédie» JEAN-PIERRE FILIU, PROFESSEUR EN HISTOIRE DU MOYEN-ORIENT CONTEMPORAIN
Après la votation du 24 septembre sur la sécurité alimentaire, les citoyens suisses devront se prononcer sur l’initiative des Verts pour des aliments équitables puis sur l’initiative d’Uniterre, qui plaide en faveur de la souveraineté alimentaire. Chercheur à l’Académie de droit international humanitaire et de droits humains, à Genève, Christophe Golay a une approche globale. Et il a été formé à bonne école. Pendant plus de dix ans, il a été l’assistant de Jean Ziegler, rapporteur spécial auprès de l’ONU sur la question du droit à l’alimentation dans le monde.
Les citoyens se prononcent le 24 septembre sur la sécurité alimentaire. Est-il nécessaire d’inscrire cette notion dans la Constitution? Si on lit le texte, on constate qu’en fait, rien ne changera. Car ce nouvel article est tout simplement le reflet de la situation actuelle. Il parle à la fois de la production agricole, de l’efficience, des marchés, des échanges et de développement durable. La seule nouveauté, c’est que si les citoyens l’approuvent, le secteur agroalimentaire, à savoir l’industrie, aura sa place dans la Constitution helvétique.
Il aurait fallu aller plus loin? Je travaille depuis des années sur la sécurité alimentaire à l’échelon international. Cette notion est clairement définie sauf que l’article soumis au peuple est incomplet. De quoi parle-t-il? Il veut qu’il y ait suffisamment de nourriture en Suisse, que ce soit des denrées produites régionalement ou importées. Mais il ne dit rien de l’accès de la population à ces denrées, ni de leur qualité. Sur les trois piliers de la sécurité alimentaire, admis par la communauté internationale, soit la disponibilité, l’accès et la qualité, il en manque donc deux.
Il faut dire que l’accès à l’alimentation n’est pas vraiment un thème en Suisse… Je ne suis pas d’accord. L’accès, c’est-à-dire le droit à l’alimentation, aurait toute sa place dans la Constitution. Il s’agit d’un pilier important de la sécurité alimentaire. Et la pauvreté est une réalité en Suisse. Selon les statistiques, entre 500 000 et 800 000 personnes sont concernées. L’accès à la nourriture devrait leur être garanti. Et la Confédération devrait être obligée d’y veiller.
Qu’est-ce que cela signifierait concrètement? Une personne dans une situation de pauvreté pourrait aller devant le Tribunal fédéral pour rappeler les autorités à leurs devoirs. Une telle démarche serait comparable à celle entreprise lorsque l’aide d’urgence perçue par les requérants faisant l’objet d’une non-entrée en matière, les NEM, a été supprimée dans des cas particuliers. L’article 12 de la Constitution, qui assure le droit à des conditions minimales d’existence, a été évoqué pour contraindre les pouvoirs publics à verser cette aide. Le droit à l’alimentation va plus loin car il ne s’agit pas d’une aide d’urgence. On parle là d’un droit fondamental à une alimentation adéquate, qui implique une véritable politique de sécurité alimentaire et de nutrition. La Suisse soutient pourtant le droit à l’alimentation dans les pays en développement. Elle omet de le faire chez elle? Ce que fait la Suisse à l’ONU est admirable. A Genève, des négociations sont menées depuis 2012 en vue de l’adoption d’une Déclaration de l’ONU sur les droits des paysans et des paysannes. Il y est question de l’accès à une nourriture suffisante, à la terre, aux ressources, aux semences, à un revenu décent, etc. Cette démarche a été lancée par La Via Campesina et la Suisse appuie officiellement ce processus. Il y a ici même des travaux et des séminaires qu’elle soutient et finance. On peut donc effectivement se demander pourquoi ce qui est bien pour les autres ne le serait pas pour nous.
Et vous avez la réponse? Au début des discussions, la Suisse comme l’Union européenne pensaient que seuls les pays du Sud avaient besoin d’une telle déclaration. Mais la mobilisation est devenue mondiale. Les organisations paysannes européennes ont repris ces revendications car elles souffrent aussi de divers maux similaires. Il n’y a qu’à observer le marché du lait. En Suisse, Uniterre, qui est membre de La Via Campesina, s’est inspiré de ce mouvement pour son initiative pour la souveraineté alimentaire, en revendiquant des prix équitables. Mais le Conseil fédéral propose de rejeter l’initiative parce qu’il défend d’autres intérêts, notamment économiques.
Le Conseil fédéral n’est donc pas cohérent? Je m’intéresse depuis longtemps à la cohérence des politiques publiques. Une notion qui mériterait un véritable débat. En l’occurrence, il s’agirait d’associer l’impératif d’importer des denrées avec des exigences sur les conditions dans lesquelles elles ont été produites. L’initiative des Verts pour une alimentation équitable va dans ce sens. Mais là aussi, le Conseil fédéral propose son rejet. L’ONG FIAN Suisse a rédigé un rapport sur la question de la cohérence après l’adoption de la nouvelle Constitution genevoise. Le droit à l’alimentation, la coopération au développement et la cohérence de l’action gouvernementale y sont inscrits. Mais comment sont-ils appliqués? Il ressort de ce rapport que l’action gouvernementale peut être qualifiée de positive en matière d’aide au développement et de soutien à des ONG. Mais en même temps, il ya à Genève des secteurs d’activité économique, soutenus par le même gouvernement, qui ont potentiellement un impact négatif, comme le négoce des matières premières, les investissements dans les acquisitions de terres à large échelle, ou la spéculation sur les denrées alimentaires. Le rapport est assorti d’une recommandation: celle de créer un observatoire de la cohérence des politiques publiques.Malheureusement, elle est restée lettre morte.
Et au niveau suisse? On pourrait imaginer qu’on s’intéresse au lien entre notre politique agricole et l’impact sur les pays du Sud. Plus largement, on pourrait aussi se demander comment la Suisse peut d’un côté défendre une politique de coopération au développement et en même temps appliquer une politique économique qui soutient des intérêts contradictoires. Le Conseil fédéral a manqué une occasion en or de faire preuve de cohérence en proposant de rejeter l’initiative contre la spéculation sur les matières premières agricoles.
Il y a actuellement un concentré d’initiatives liées à l’agriculture et à l’alimentation. Comment expliquez-vous cet attrait pour cette cause? La crise alimentaire mondiale de 2008-2009 a provoqué une prise de conscience. Les Etats se sont alors rendu compte qu’ils ne devaient pas être entièrement dépendants des marchés internationaux mais qu’ils devaient réinvestir dans l’agriculture. A partir de là, le thème est revenu à l’agenda. Surtout que parallèlement, on voit que l’Organisation mondiale du commerce (OMC) est en panne, ce qui laisse une certaine marge de manoeuvre. Il semble également que plus on s’éloigne de la Deuxième Guerre mondiale, plus grande est la tentation du repli sur soi. L’heure n’est plus aux grands élans de solidarité et aux grands discours sur la coopération internationale. Dans le domaine agricole, cela se traduit par un nouvel attrait pour la production locale. Il ne faut pas non plus oublier les nouvelles préoccupations, légitimes, sur la protection du climat par exemple, puisqu’on sait à quel point le transport de marchandises peut être nuisible. Il y a donc une conjonction d’éléments qui font que la thématique est à l’agenda.
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«La cohérence des politiques publiques est une notion qui mériterait un véritable débat»