Le Temps

Les sites archéologi­ques tunisiens se délabrent, le passé disparaît

Sous-exploité, quand il n’est pas tout simplement abandonné, le très riche patrimoine archéologi­que national semble peu intéresser les autorités, qui cherchent pourtant à redynamise­r le tourisme après des attentats meurtriers

- TEXTE: PERRINE MASSY ET TIMOTHÉE VINCHON PHOTOS: SEBASTIAN CASTELIER t @PerrineMas­sy t @SCastelier

Une mosaïque du site romain de Bulla Regia, dans le nord-ouest du pays. Mohamed Rachdi, vendeur de souvenirs sur le site de Sbeïtla.

En cette fin de juillet, Mahmoud, gardien du site de Bulla Regia, se désole: «J’ai passé toute une semaine sans avoir aucune visite. C’est malheureux.» Situé dans le nord-ouest de la Tunisie, Bulla Regia est l’un des sites archéologi­ques les plus importants du pays. Connue pour ses maisons semi-enterrées – conçues pour protéger leurs occupants de la chaleur –, la ville romaine ne voit pourtant que rarement passer les touristes étrangers.

Ce jour-là, un couple de visiteurs vient briser la solitude du gardien: Salah, un Tunisien de 29 ans, et son épouse Jessica, une Américaine de 22 ans. «C’est vraiment incroyable de voir ces immenses monuments, si anciens!, s’exclame la jeune femme. Mais je suis choquée de voir le manque d’entretien des sites archéologi­ques ici, le nombre de déchets, et aussi à quel point ils sont peu mis en avant.»

Fruit de multiples influences – berbère, phénicienn­e, punique, romaine –, le patrimoine archéologi­que tunisien est d’une richesse qui donne le tournis. «La Tunisie, c’est 3000 ans d’histoire», répètet-on à l’envi aux visiteurs qui se rendent dans le pays.

Pourtant, au-delà de l’emblématiq­ue Carthage – l’un des quatre sites tunisiens inscrits au Patrimoine mondial de l’Unesco –, la majeure partie de cet héritage est sous-exploitée, quand elle n’est pas tout simplement abandonnée.

D’après le ministre de la Culture, Mohamed Zine el-Abdine ben Ali, qui s’exprimait à ce sujet devant le parlement tunisien début juillet, le pays compte environ 30000 sites archéologi­ques, parmi lesquels seuls 60 sont exploités et ouverts au public, soit 0,2%.

«Si un site comme Bulla Regia se trouvait en Grèce, on verrait des millions et des millions de visiteurs!» pointe Salah avec amertume. «Je pense que le gouverneme­nt tunisien n’accorde pas au patrimoine l’importance qu’il mérite. Tandis qu’il y a énormément de publicité pour les plages, les hôtels en bord de mer…», renchérit son épouse, Jessica.

Acholla, l’oubliée

A 250 kilomètres au sud de Tunis, sur la côte, la ville romaine d’Acholla semble oubliée de tous. Seuls la présence épisodique d’un gardien et quelques fils métallique­s fatigués en guise de clôtures protègent ce site de 107 hectares des pilleurs, des indélicats venus déverser leurs déchets dans ce qui reste de l’amphithéât­re et des bergers dont les moutons broutent tranquille­ment sur les fragments de mosaïques recouverts d’herbes folles. A sa découverte en 1948, Acholla était pourtant l’un des sites les plus importants d’Afrique.

«Le site n’est pas ouvert au public, explique Wided ben Abdallah, conservatr­ice à l’Inspection régionale de l’Institut national du patrimoine, à Sfax, à 45 kilomètres d’Acholla. Car pour cela il faudrait d’abord beaucoup de travail, de restaurati­on. Et ce n’est pas à l’ordre du jour pour l’instant.»

Seule tentative de restaurati­on depuis les dernières fouilles, dans les années 1980: celle du gardien qui, croyant bien faire, a reconstrui­t comme il a pu le muret d’une maison antique en y ajoutant du ciment.

Aqueduc écroulé

Mais nul besoin d’aller si loin de la capitale pour trouver des sites en détresse. A Tunis même, l’aqueduc majestueux, construit au IIe siècle ap. J.-C., dont les arches atteignent 20 mètres de haut et qui reliait les sources de Zaghouan à Tunis sur une longueur de 132 kilomètres, est chaque jour davantage englouti par la ville.

Hassanine Souissi, 48 ans, habite tout près de l’aqueduc, dans le quartier résidentie­l du Bardo. Chaque jour, il ramasse les ordures qui ont été jetées aux pieds des arches «parce qu’il le faut bien». «Une fois, je passais devant l’aqueduc quand une grande pierre est tombée, juste à côté de nous, ça aurait pu tuer quelqu’un. Ce n’est pas bien protégé», raconte-t-il, en montrant d’un geste tout un pan écroulé de l’aqueduc.

Cette situation désole Fakher Kharrat, architecte et spécialist­e de la protection du patrimoine: «Ce n’est pas normal, soupire-t-il. Et encore, s’il n’y avait que ça: il y a aussi des fouilles clandestin­es, un trafic de pièces archéologi­ques volées. Pour lutter contre cela nous avons un Code du patrimoine, qui date de 1994, et qui est un très beau texte. Le problème est qu’il n’est pas appliqué. L’Etat n’est pas suffisamme­nt présent.»

Sbeïtla, la privilégié­e

«On ne peut pas tout prendre en charge, se défend calmement Faouzi Mahfoudh, le directeur de l’Institut national du patrimoine (INP), dont la mission est de protéger, sauvegarde­r et mettre en valeur le patrimoine, sous la tutelle du Ministère de la culture. Quand on pense que l’institut couvre la totalité du pays, la tâche est immense. Et nos moyens sont ceux d’un pays en développem­ent.» Le haut fonctionna­ire admet que nombre de sites sont en mauvais état, mais assume sa politique: «Il faut avoir des priorités, choisir quelques sites pour les mettre en valeur.»

Sbeïtla, dans le centre du pays, fait partie de ces quelques sites privilégié­s, ouverts au public et relativeme­nt entretenus. Avec ses thermes et son imposant capitole, c’est même l’un des mieux préservés de toute la Tunisie.

Cela ne l’empêche pas d’être désespérém­ent vide. Epicier, vendeur de souvenirs et guide autodidact­e, Mohamed Rachdi, 67 ans, travaille sur le site depuis les années 1970. Il montre avec fierté et nostalgie son livre d’or, où se succèdent mots d’amitié et louanges à la splendeur de Sbeïtla patiemment récoltés au fil des années.

Aujourd’hui, Mohamed Rachdi rêve de voir arriver des cars entiers de touristes. «Peut-être que les touristes qui se trouvent maintenant au bord de la mer viendront après la saison des plages», espère-t-il.

Pour Ali Khiri, président de l’Associatio­n des amis du patrimoine, ce déséquilib­re entre un tourisme balnéaire de masse, qu’il juge «dépassé et sans valeur ajoutée», et un tourisme culturel relégué à l’arrière-plan, est un non-sens économique. «Le patrimoine est rentable!» insiste-t-il. «En France, ou encore en Italie, le tourisme culturel représente un apport financier très important. Nous avons les moyens de faire la même chose ici. Mais il y a un manque de volonté politique.»

«Une fois, je passais devant l’aqueduc quand une grande pierre est tombée, juste à côté de nous, ça aurait pu tuer quelqu’un. Ce n’est pas bien protégé» HASSANINE SOUISSI, HABITANT DE TUNIS

«Notre pétrole, c’est le patrimoine»

Ces reproches sont balayés par la ministre du Tourisme, Salma Elloumi Rekik: «Il est vrai que l’investisse­ment a été fait essentiell­ement sur le balnéaire. Mais notre stratégie est d’aller vers la diversific­ation.»

Reste pourtant à investir. Les profession­nels du tourisme s’en plaignent régulièrem­ent: au-delà du manque de publicité, le tourisme culturel, manne potentiell­e de devises dont les recettes pourraient servir à sauvegarde­r le patrimoine, est freiné dans son développem­ent par le manque d’infrastruc­tures. Il est en effet difficile d’attirer les touristes dans des lieux mal desservis et ne disposant pas d’hébergemen­t.

En attendant, le directeur de l’INP, Faouzi Mahfoudh, reste optimiste. Lui veut croire que le patrimoine deviendra bientôt «un levier de développem­ent» pour le pays: «On n’a pas de pétrole en Tunisie. Notre pétrole, c’est le patrimoine.»

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L’aqueduc de Tunis, datant du IIe siècle ap. J.-C.
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