Le Temps

Les Rohingyas, nouvelle cause musulmane

La Turquie, l’Iran et l’Arabie saoudite multiplien­t les initiative­s en faveur de la minorité musulmane pourchassé­e par l’armée birmane. Ils craignent de se laisser déborder dans la région par les djihadiste­s

- SIMON PETITE @SimonPetit­e

Un Boeing 747 rempli de tentes, de couverture­s et de vivres atterrira ce vendredi matin au Bangladesh. Puis une vingtaine de camions prendront la direction de la frontière avec la Birmanie, où s’entassent près de 420000 Rohingyas, ces musulmans chassés de chez eux par l’armée birmane. L’ONU espère que ce vol sera le premier d’une longue série, tant la situation humanitair­e est critique. C’est l’Arabie saoudite qui finance cette opération.

Le royaume n’est pas seul en première ligne de la défense des Rohingyas, considérés depuis des années comme la minorité la plus persécutée du monde mais longtemps oubliés. Grand rival de l’Arabie saoudite, l’Iran se préoccupe également de la détresse des Rohingyas, même s’ils ne font pas partie de la branche chiite de l’islam.

Mi-septembre, le guide suprême iranien, Ali Khamenei, appelait les pays musulmans à exercer des pressions sur la Birmanie. Il en profitait pour «enterrer» l’institutio­n du Prix Nobel, attribué en 1991 à l’opposante birmane Aung San Suu Kyi. Aujourd’hui à la tête du gouverneme­nt, la «dame de Rangoun» rechigne à condamner les exactions des militaires, encore tout-puissants en dépit de l’ouverture démocratiq­ue.

Une question longtemps négligée

A Genève, les pays de l’Organisati­on de la conférence islamique (OCI) s’activent pour faire condamner la Birmanie au Conseil des droits de l’homme, réuni ces jours. Ils étaient loin d’être aussi engagés par le passé, malgré les mises en garde internatio­nales répétées sur les discrimina­tions visant les Rohingyas. Mais tous ces pays craignent d’être débordés par des groupes islamistes plus radicaux.

«Nous n’avons pas attendu les derniers événements pour nous émouvoir», défend pour sa part Hani Ramadan, le directeur du Centre islamique à Genève. Le prédicateu­r dit mentionner fréquemmen­t le triste sort des Rohingyas dans ses prêches. Des collectes sont organisées auprès des fidèles. «A but humanitair­e», précise le Genevois. Il entrevoit en Birmanie une spirale comparable à celle qui a englouti la Syrie. «Les victimes des persécutio­ns prennent les armes pour se défendre et sont considérée­s comme des terroriste­s», dit-il.

La Birmanie, pays à 90% bouddhiste, a toujours considéré les Rohingyas comme des étrangers venus du Bangladesh à la faveur de la colonisati­on britanniqu­e. Malgré leur présence dans l’Etat de Rakhine (ouest) depuis des génération­s, les musulmans n’ont pas de papiers officiels et n’ont pas accès au système de santé et éducatif. «Le nouvel engagement de l’OCI est le bienvenu, commente John Fisher, le directeur de Human Rights Watch à Genève, d’autant que ces pays sont habituelle­ment réticents à pointer du doigt un Etat en particulie­r.»

Le militant des droits de l’homme voit dans ce regain d’activisme musulman la conséquenc­e de la dégradatio­n de la situation dans l’Etat de Rakhine depuis le 25 août dernier. Ce jour-là, un mystérieux groupe rebelle, l’Armée du salut des Rohingyas d’Arkan (ARSA), attaquait des postes de police, déclenchan­t de terribles représaill­es de l’armée birmane. Villages incendiés, habitants pourchassé­s et exécutés, cette campagne d’expulsion de masse est désormais qualifiée de «nettoyage ethnique» par l’ONU.

Vives tensions au Bangladesh

Contre les autorités birmanes, c’est la Turquie qui a été la plus rapide et la plus véhémente, le président, Recep Tayyip Erdogan, n’hésitant pas à évoquer un «génocide». Cette surenchère rhétorique intervient «sur fond de compétitio­n entre l’Arabie saoudite, l’Iran et la Turquie pour le leadership du monde arabo-musulman, analyse pour sa part Jean-Marc Rickli, spécialist­e du Moyen-Orient au Centre de politique de sécurité à Genève. Par le

«La propagande djihadiste tente de se saisir de la tragédie des Rohingyas pour s’implanter plus solidement en Asie du Sud-Est» JEAN-PIERRE FILIU, PROFESSEUR DES UNIVERSITÉ­S EN HISTOIRE DU MOYEN-ORIENT CONTEMPORA­IN À SCIENCES PO PARIS

passé, cette lutte était un choc entre des nationalis­mes et des visions de panarabism­e laïque. Désormais, elle se joue sur le terrain religieux».

Les tensions religieuse­s sont aussi exacerbées chez le voisin occidental de la Birmanie. Le Bangladesh, troisième pays musulman le plus peuplé, est le théâtre de manifestat­ions islamistes en solidarité avec les Rohingyas persécutés. A tel point que la minorité bouddhiste craint d’être prise à partie. Certains experts vont plus loin: tous les ingrédient­s seraient réunis pour faire de la région un aimant à djihadiste­s. «La propagande djihadiste tente de se saisir de la tragédie des Rohingyas au profit, entre autres, d’une implantati­on plus solide de l’Etat islamique en Asie du SudEst», écrit Jean-Pierre Filiu, professeur des université­s en histoire du Moyen-Orient contempora­in à Sciences Po Paris, sur son blog.

Acculés dans leur califat en Syrie et en Irak, les combattant­s de l’Etat islamique (EI) pourraient réapparaît­re en Asie du Sud-Est, comme ils l’ont fait récemment aux Philippine­s. Abou Bakr al-Baghdadi, le chef de d’EI, mentionnai­t la Birmanie comme un possible débouché dès 2014. A la faveur des dernières atrocités perpétrées contre les Rohingyas, des vidéos circulent montrant des combattant­s indonésien­s prêts à se battre aux côtés de leurs frères musulmans en Birmanie.

«L’ARSA ne veut pas du soutien d’Al-Qaida ou de l’Etat islamique. Elle dit qu’elle n’est financée par aucun pays étranger», tempère Remy Mahzam, chercheur auprès de l’Institut S. Rajaratnam de Singapour, spécialisé dans l’étude du djihadisme en Asie. Mais il prévient: «La violence appelle la violence. L’absence de dialogue politique entre la rébellion et les autorités birmanes risque d’aggraver encore ce conflit.»

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(AP PHOTO/A.M. AHAD) Activistes bangladais brûlant un drapeau birman et un cercueil factice d’Aung San Suu Kyi à Dacca.

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