Le Temps

Le DFAE, acteur stratégiqu­e de la Suisse

- FRANÇOIS CHERIX CO-PRÉSIDENT DU NOMES

Longtemps, la Suisse cultiva un nombrilism­e paisible. Certes, elle n’hésitait pas à dépasser ses frontières, mais toujours pour développer son économie, sans penser l’histoire, ni se sentir concernée par ses flux. Elle s’affichait moderniste, dans le style de l’Expo 64, mais se peignait aussi en Sonderfall, protégé des évolutions extérieure­s. Ainsi, emmailloté­e de certitudes, elle ne comprit pas les mutations de son propre continent. Ni la naissance de l’Europe, ni sa croissance rapide, ni la chute du mur de Berlin, ne furent perçues comme pouvant infléchir son destin. C’est donc une Suisse légèrement hébétée qui dût se prononcer sur l’Espace économique européen. Dynamiques, ses voisins lui soumettaie­nt un projet commun, alors qu’elle se pensait unique. Chamboulé, le monde lui demandait une réponse, quand elle n’avait pas de question.

Le non du 6 décembre 1992 enterra ce nombrilism­e naïf, tout en lançant une longue bataille entre réflexion critique et raidisseme­nt nationalis­te. Côté ouverture, la Suisse court à Bruxelles pour obtenir l’accès au marché européen qu’elle vient pourtant de refuser. Simultaném­ent, une initiative populaire demande un nouveau vote sur l’EEE. Par ailleurs, l’affaire des fonds juifs déchire le pays. Cette fois, c’est le passé qui se lézarde. La petite Suisse vaillante et neutre durant la Seconde Guerre mondiale aurait-elle fait fortune sur le dos des victimes de l’Holocauste? Côté repli, les accords bilatéraux, palliatifs précaires, sont présentés comme une «voie royale» réglant la question européenne. Fusillée par les conservate­urs et les banquiers, l’initiative demandant l’ouverture de négociatio­ns d’adhésion est sèchement rejetée. Contesté par les identitair­es, le travail remarquabl­e de la Commission Bergier est passé sous silence. Reniant ses promesses aux Européens, le Conseil fédéral décide que l’adhésion n’est plus un objectif stratégiqu­e.

Le nationalis­me nous conduit dans le mur

Aux plans culturel et politique, cette séquence se solde par un triomphe du nationalis­me. Vingt-deux ans après le refus de l’EEE, l’UDC, ses fantasmes et son vocabulair­e dominent le pays. Chaque accord passé avec l’Union a été présenté comme le prix à payer pour ne jamais la rejoindre. La démocratie directe est mythifiée. La finalité de la Suisse se résume au rejet de l’Europe. Tout est donc prêt pour une nouvelle catastroph­e. Le 9 février 2014, l’initiative «contre l’immigratio­n de masse» est approuvée. C’est donc une Suisse à nouveau hébétée qui voit entrer dans sa Constituti­on une norme sabotant le bilatérali­sme qu’elle a tant célébré.

Quand le nationalis­me conduit la société dans le mur, il faut le stopper. Mais la Suisse n’a pas eu ce courage. Elle préféra tomber dans une sorte de «nihilisme européen», visant à escamoter la réalité à laquelle elle vient de se heurter. Première étape de ce travail de négation collective, le Conseil fédéral disparaît des écrans radars. Sous couvert de négociatio­ns avec l’UE, il laisse le parlement se débrouille­r avec les conséquenc­es du 9 février, tandis que son ministre des Affaires étrangères s’exfiltre discrèteme­nt. Deuxième étape, le parlement adopte une loi n’appliquant qu’à la marge les mesures approuvées en votation, mais s’accommode du maintien dans la Constituti­on d’un article menaçant la relation bilatérale. Troisième étape, la campagne pour la succession de Didier Burkhalter confirme de manière éclatante qu’il est désormais politiquem­ent correct et valorisant de nier la question européenne.

La Suisse baigne dans l’europhobie

Hélas, mélange d’aveuglemen­t et de cynisme, ce nihilisme n’est pas inerte. Il produit de multiples effets. Tout d’abord, il favorise l’acceptatio­n d’une nouvelle initiative isolationn­iste. Et même si un choc dans les urnes parvient à être évité, il entretient une vitrificat­ion des esprits qui empêchera tout rebond. De plus, il sort la Confédérat­ion du camp qui défend les valeurs européenne­s et la place de facto aux côtés des Trump, May, Poutine et autres Erdogan. Enfin, il ruine l’entier du champ politique suisse. Croire qu’il est possible de laisser la question européenne en déshérence tout en relevant les défis du XXIe siècle est une illusion. Penser que les Affaires étrangères constituen­t un secteur de moindre importance est une faute. L’actuel nihilisme européen affecte en profondeur la nature de la Suisse, son identité et sa capacité d’action. S’il n’est pas rompu rapidement, il laissera le champ libre à une régression globale de la Confédérat­ion. Quand l’idée de nationalis­me triomphe, le principe de l’Etat s’affaiblit.

Or rien dans l’europhobie actuelle ne bougera tant que le Conseil fédéral ne sonnera pas la charge. C’est à lui de combattre le cynisme et de fixer un cap. Et dans ce réveil nécessaire, le DFAE joue un rôle stratégiqu­e. Sa pensée et sa parole seront déterminan­tes pour amorcer l’éradicatio­n du nihilisme européen ou s’en accommoder. Pivot entre une démocratie populiste isolée et une société ouverte et prospère, le DFAE tiendra demain dans ses mains une part essentiell­e du destin de la Suisse.

Rien dans l’europhobie actuelle ne bougera tant que le Conseil fédéral ne sonnera pas la charge

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