House of Kards
Si Frank Underwood, le prince machiavélien de la série House of Cards, devait un jour se pencher sur la politique suisse (on peut toujours rêver), il pourrait s’intéresser à la course au Conseil fédéral, et plus particulièrement aux quelques heures de pénombre, de tractations et de fantasmes avinés qui précèdent l’élection matinale: la «Nuit des longs couteaux». Laquelle mérite largement ce surnom, n’en déplaise aux puristes. Certes, la référence historique est un peu hardie, voire un chouïa sordide (il s’agit quand même d’une purge sanglante des nazis contre l’aile gauchisante de la Sturmabteilung). Mais elle n’est pas dénuée de pertinence: c’est bien pendant cette nuit bernoise que l’on fait, déboulonne ou consolide le vainqueur du lendemain.
Au pays de la démocratie directe, des élus de proximité et du président-qui-attend-letrain-tout-seul-sur-le-quai-de-la-gare-deNeuchâtel, rares sont les moments où les Suisses ont accès – même par le trou de la serrure – à la politique politicienne, manoeuvrière et calculatrice. A la stratégie pure, aux marchés inavouables que l’on subodore, aux ascenseurs dont on devine qu’ils seront renvoyés. Loin, très loin du débat d’idées, la «Nuit des longs couteaux» est un instant fugace de politique cinématographique, avec ses clans, ses familles et ses coups bas. La «Nuit des longs couteaux», c’est un épisode de House of Cards en bärndütsch.
Le 9 juin 2013, au moment où Rafael Nadal remportait son huitième titre à Roland-Garros (ça n’a rien à voir mais ça m’énerve encore), les Suisses, dans leur infinie sagesse, disaient un non catégorique à l’élection du Conseil fédéral par le peuple. Le rêve de l’UDC et d’une partie de la gauche s’écrasait contre la volonté du souverain. Les initiants avaient pourtant annoncé la couleur: l’idée était, je les cite, de «faire confiance au peuple», d’en finir avec «les ententes d’arrière-boutique, les tricheries et les règlements de comptes» qui précèdent l’élection du gouvernement.
Pourquoi le peuple a-t-il choisi ce jour-là de décliner la proposition? Dans un souci de stabilité et par respect pour les institutions? Peut-être. Mais je peine à me convaincre que ces arguments bien sages suffisent à expliquer un non aussi catégorique (76,3% des votants et la totalité des cantons). Quelque chose me dit qu’il y a davantage, et vous me voyez venir: si les Suisses ont volontairement refusé une nouvelle prérogative démocratique, c’est pour ne pas se priver du spectacle rare et délicieusement pervers des «ententes d’arrière-boutique» et des «règlements de comptes». Les Suisses sont comme tout le monde, ils aiment House of Cards. Ou du moins House of Kards.
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