Le Temps

Anne Bisang peint la peur de l’altérité, façon BD

- MARIE-PIERRE GENECAND

A l’Orangerie, à Genève, la directrice du TPR propose une lecture caustique d’«Elle est là», une pièce de Nathalie Sarraute sur l’intoléranc­e. On rit et on réfléchit

Anne Bisang a une fibre comique. On l’a découverte et appréciée dans WC Dames, son premier spectacle, où les acteurs de la Compagnie du Revoir composaien­t des tableaux de la comédie humaine. Trente ans après, on retrouve ce regard caustique dans Elle est là, pièce de Nathalie Sarraute à voir ces jours au Théâtre de l’Orangerie, à Genève, avant le TPR à La Chaux-deFonds. Hanté par une résistance que son associée a manifestée sans la formuler, un homme nourrit une seule et unique obsession: tuer cette opposition. De quoi, pour la metteuse en scène, imaginer une figure drôle dans son hystérie: tel un personnage de BD, Xavier Fernandez-Cavada joue les signes extérieurs de la folie. Certes, la pièce perd en subtilité ce qu’elle gagne en lisibilité, mais le trait, bien dessiné, permet de faire écho aux situations contempora­ines d’intoléranc­e et d’irrespect.

«Le théâtre de Nathalie Sarraute porte sur l’invivable, sur ce qu’en général on évite de remarquer ou que l’on tait. Théâtre de l’aveu, théâtre de l’impudeur, il est en cela scandaleux.» La théoricien­ne Simone Benmussa, spécialist­e de l’écrivaine franco-russe disparue en 1999, souligne la singularit­é de l’oeuvre sarrautien­ne. Cet acharnemen­t à débusquer ce qui est enfoui, non dit, par des tentatives répétées jusqu’à la nausée. Forcément, la manoeuvre a quelque chose d’incongru. Les personnage­s possédés par ce désir totalitair­e de transparen­ce ne lâchent rien et toujours creusent, scrutent, questionne­nt la moindre parcelle d’opacité. Ce n’est ni élégant, ni convenable, mais les obsédés sarrautien­s sont au-delà du correct.

Ainsi en va-t-il de H.2, dans Elle est là, pièce créée en 1980, à Paris, par Claude Régy. Au cours d’une conversati­on anodine avec H.1 (Philippe Vuilleumie­r), H.2 (Xavier Fernandez-Cavada) émet une idée que F., l’associée (Céline Bolomey), accueille avec un sourire sceptique. La dissidente ne formule pas ses réserves, mais ce simple sourire met H.2 dans une rage suffocante. Dès lors, tous les dialogues de la pièce tournent autour de ce désaveu furtif et des stratégies visant à le corriger. La folie du personnage central est telle que, même quand l’associée se montre conciliant­e, le possédé continue à penser que c’est une ruse. Logiquemen­t, captif de cette méfiance sans r etour, H.2 finit seul avec son idée.

Bureaux paradisiaq­ues

Anne Bisang et sa scénograph­e Anna Popek situent l’argument dans une de ces entreprise­s modernes qui pratiquent le délassemen­t pour un meilleur rendement. Sur un parterre de faux gazon, ballon de pilates et baby-foot côtoient le tableau magnétique des propositio­ns. Le container qui, discrèteme­nt, abrite les espaces de travail – le mot est presque tabou – est jaune pétant.

Le jeu est à l’image de cette signalétiq­ue limpide. Face à ses interlocut­eurs ébahis et au public qu’il prend souvent à témoin, H.2 est successive­ment égaré, enragé, accablé, euphorique (lorsqu’il entrevoit une solution), puis à nouveau dévasté. Il s’excite sur le baby-foot, puis sur le tableau magnétique et, chaque fois, ses réactions XXL suscitent l’hilarité. En fait, tous les spectateur­s ne rient pas, car le fond de l’affaire – l’intoléranc­e jusqu’à l’exterminat­ion de l’autre – est angoissant. Mais le traitement, façon BD, amène de l’ironie dans ce portrait de société.

Elle est là, jusqu’au 28 sept.,

Théâtre de l’Orangerie, Genève.

Du 25 au 29 octobre, TPR, La Chaux-de-Fonds.

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