UN GENEVOIS SOUS NAPOLÉON
Soldat dans les armées napoléoniennes, John Rocca, mari caché de Mme de Staël, brosse un tableau implacable des campagnes de l’ogre
«L’enivrement de la guerre me rendit féroce. Dès qu’on se plaît au milieu des dangers, dès qu’on ne craint plus la mort, on ne craint plus non plus de la donner aux autres. J’avais perdu tout sentiment du bien et du mal. Je voyais avec indifférence brûler, piller, tuer. Je suis encore à me demander comment un changement si complet s’était opéré si rapidement en moi…» Celui qui jette ce regard sans concession sur sa vie de soldat n’est pas un vétéran repenti des guerres d’Algérie ou du Viêtnam. Il a servi dans les armées napoléoniennes en Prusse et en Espagne. Albert Jean Michel Rocca dit John est Genevois, bien né, dans un milieu qui ne le prédisposait en rien à une vie de mercenaire au service de la France. Et, revenu handicapé d’Espagne, il a épousé en 1816 Germaine de Staël, son aînée de vingt bonnes années.
SURVEILLÉE EN PERMANENCE
Le mariage a été tenu presque aussi secret que la liaison qui durait depuis cinq ans et que la naissance d’un fils, Louis-Alphonse, en 1812, pour des raisons finalement peu claires: la différence d’âge? L’incongruité de l’occupation du promis dans le contexte intellectuel de Coppet? La situation délicate de Mme de Staël, assignée à résidence et surveillée en permanence? Germaine, quoi qu’il en soit, partage avec son mari une complicité intellectuelle qui se réalise notam- ment dans l’écriture, par John Rocca mais avec son aide, d’un récit de sa participation à la guerre menée par Napoléon en Espagne, entre 1808 et 1814, un récit qui connut sa part de succès à l’époque et qui fait l’objet d’une réédition chez Honoré Champion avec deux autres écrits, auxquels la châtelaine de Coppet n’a pas mis la main, où il évoque notamment sa participation à l’invasion éclair de la Prusse en 1806.
ACTIONS DE GUÉRILLA
L’intérêt des trois textes ne consiste pas seulement à éclairer un aspect peu connu de la vie tumultueuse de la fille de Jacques Necker. Ils présentent aussi un témoignage lucide et tourmenté sur la réalité des campagnes napoléoniennes. Le récit consacré aux guerres d’Espagne documente de façon imagée et attachante le phénomène alors nouveau ou en tout cas inattendu des conquérants, des actions de guérilla (le mot date de cette époque) menées par des partisans étroitement mêlés à la population civile, incapables d’affrontements de masse avec l’envahisseur mais en mesure de paralyser presque complètement leurs armées. Un contexte où ne payent ni la générosité, aussitôt exploitée pour résister, ni la répression, qui ne fait qu’alimenter la haine. Où l’occupant verse dans une terreur profondément démoralisante pour ses troupes. Et où «il fallait, après avoir vaincu, recommencer sans cesse à vaincre».
En bon Genevois, John Rocca sympathise à l’évidence avec cette version ibérique du peuple en armes, tout comme il est sensible aux paysages lumineux de l’Andalousie et à la dignité complexe des Espagnols qui, note-t-il, allient férocité et générosité, y compris dans leur traitement des prisonniers, tandis que les religieuses «passaient la plus grande partie des nuits à prier pour le succès de la cause espagnole» et le jour «préparaient des médicaments qu’elles envoyaient aux blessés français».
Gravement blessé à la jambe, il trouve le moyen d’échapper à une armée où il raconte s’être enrôlé sur un coup de dépression amoureuse et conclut ainsi: «Je me trouvai très heureux de quitter, à quelque prix que ce fût, une guerre injuste et sans gloire où les sentiments intimes de mon âme désavouaient sans cesse le mal que mon bras était forcé de faire.»