«Genève peut régater avec la Silicon Valley»
Le diplomate suisse Nicholas Niggli est le nouvel ambassadeur de l’économie genevoise. A l’issue de ses 100 premiers jours d’activité, il nous livre son programme de transition numérique et de développement économique pour le canton
Genève a choisi Nicholas Niggli pour négocier son tournant économique. Le diplomate suisse de 44 ans doit donner corps à la stratégie cantonale 2030, pour embarquer le bout du Léman vers la quatrième révolution industrielle. Une mue censée s’accompagner d’une transition accélérée vers une économie durable. Pour profiler à l’international l’écosystème genevois et générer les emplois de demain, l’Etat a confié à cet amateur de petite reine, spécialiste du jeu d’échecs et féru d’ethnomusicologie, un tout nouveau dicastère: la Direction générale du développement économique, de la recherche et de l’innovation (DG DERI). Une sorte de promotion économique dopée aux hormones du numérique et aux principes du développement responsable. Rencontre avec le nouvel atout du canton, formé au management de crise et aux dynamiques de négociations complexes.
Pourquoi avoir remplacé l’ancien Service genevois de promotion économique (SPEG) par la structure que vous dirigez? La création de la DG DERI, qui a pour premier objectif de mettre en oeuvre la stratégie économique cantonale 2030, est le résultat d’une prise de conscience. Celle de la nécessité de décloisonner. Nous sommes aujourd’hui en présence d’une économie du savoir, où, pour manipuler l’information, il faut ériger des passerelles entre différents domaines d’activité. Nous ne pouvons plus appréhender la réalité économique en silos. Le XXIe siècle étant celui de la connectivité et de l’interdisciplinarité, aucun acteur individuel ne peut désormais résoudre seul ses problèmes. Nous avons tous besoin d’échanger et de réfléchir collectivement pour espérer répondre aux défis et saisir les opportunités de demain. Il s’agit de porter désormais un regard d’ensemble sur l’écosystème genevois, à l’instar de ce que font avec succès d’autres pays. Cette vision plus aboutie de notre rôle de promotion équivaut à une montée en puissance du SPEG, telle que voulue par le conseiller d’Etat Pierre Maudet.
C’est-à-dire? Pour avancer, il faut fonctionner en réseau. C’est devenu une priorité absolue. Il ne s’agit pas ici de mieux répartir les parts existantes d’un gâteau, mais d’aboutir à ce que le tout soit supérieur à la somme des parties. Les solutions d’avenir se trouvant toutes à l’intersection des différentes forces qui composent une économie, l’Etat a un rôle moteur à jouer. Il peut encourager les synergies entre les acteurs de l’innovation, les secteurs public et privé, ainsi que les milieux académiques et ceux de la Genève internationale. Dans ce contexte, la DG DERI doit servir de tour de contrôle, en anticipant les évolutions, en prévoyant les dangers, en encourageant les changements de direction et en élaborant des stratégies d’approche. La mission que lui a confiée le Conseiller d’Etat Pierre Maudet peut aller jusqu’à identifier les points de chute idoines, donnant au besoin une impulsion supplémentaire pour permettre un atterrissage en douceur.
La traditionnelle période des 100 jours depuis votre prise de fonctions est arrivée à son terme. Quelle est votre feuille de route? Le programme d’action de la DG DERI prévoit de renforcer l’accompagnement des sociétés, en particulier celles qui sont actives dans le commerce de proximité, en ce qui concerne leurs démarches de numérisation. Il vise aussi à soutenir certains partenaires, comme les multinationales prêtes à ouvrir leurs portes à des acteurs naissants. Je suis d’avis qu’il faut donner un coup d’accélérateur aux démarches d’innovation ouverte, jusqu’à ce que ces dernières deviennent systématiques. Nous avons par ailleurs redémarré notre dialogue avec des entreprises volontaires de la place, tous secteurs confondus, pour examiner les besoins d’amélioration des conditions-cadres du canton. Pour l’heure, nous sommes dans une phase d’écoute attentive, de recensement et de cartographie de l’écosystème genevois. Ces nombreux échanges visent dans un premier temps à recenser, de manière détaillée, le biotope genevois. Une fois les informations regroupées, nous allons les analyser, les partager et nous en servir dans une perspective d’intelligence économique. De plus, le traitement des données de masse [ndlr: le Big Data], via des algorithmes adossés à une expertise et des interactions humaines renforcées, doit nous permettre de mieux prioriser nos efforts.
Quels sont les atouts du bout du Léman? L’écosystème cantonal est le produit d’un assemblage subtil. Il exprime la combinaison d’une dizaine de secteurs de pointe [ndlr: finance, négoce des matières premières, sciences de la vie, medtech,
«Le numérique et la durabilité sont des facteurs dominants de la mutation économique en cours»
chimie, horlogerie, etc.] devenus indissociables. Je suis particulièrement frappé par le dynamisme de nos PME, qui rayonnent dans des domaines très variés.
Pouvez-vous donner un échantillon de sociétés illustrant cette vitalité? Entre Caran d’Ache, qui fabrique des instruments d’écriture d’exception, Jean Gallay SA, active notamment dans la très haute technologie aéronautique, et les Laiteries réunies de Genève, pour ne prendre que trois exemples, le dénominateur commun est très clairement l’importance accordée à l’inventivité, que ce soit au niveau des matériaux, des processus de fabrication, des saveurs ou des produits. Genève est par ailleurs assis sur une mine d’or, avec notamment le potentiel vertigineux que représentent la science des données et la cybersécurité, qui sont entre autres développées dans nos hautes écoles, au CERN et parmi nos entreprises innovantes dans le domaine des technologies de l’information et de la communication (TIC).
Genève doit-il plutôt s’inspirer d’Israël, qui agit comme un investisseur privé, ou du gouvernement californien, relativement moins intervenant? Pour ma part, j’espère surtout voir un jour des délégations de la Silicon Valley et de la Silicon Wadi choisir Genève comme site de pèlerinage. Nous avons déjà presque tous les ingrédients pour régater avec Israël et la Californie. A nous de les mettre en valeur et de les conjuguer pour gagner en envergure.
De quels moyens disposez-vous pour mettre en oeuvre votre plan de bataille? Le contexte budgétaire n’est pas favorable. Nous devons faire mieux avec des ressources stables, voire en déclin. Mais ce n’est pas une fatalité. La clé de voûte de notre approche est la mutualisation des énergies. A travers une mise en commun des ressources et le développement de synergies, nous devrions être capables d’intervenir plus efficacement. C’est ce sur quoi je travaille de manière prioritaire.
Le numérique est-il le principal facteur de transformation pour Genève? Non, à cette déferlante il faut ajouter la montée en puissance de l’économie de la durabilité. La Business and Sustainable Development Commission, qui regroupe des leaders du monde économique et de la société civile, a dernièrement chiffré à hauteur de 12000 milliards de dollars les nouveaux marchés susceptibles de s’ouvrir, d’ici à 2030, rien que dans les domaines liés au changement climatique et à l’innovation durable. Seules les sociétés capables de mettre ce type d’urgence au coeur de leur modèle d’affaires vont pouvoir tirer leur épingle du jeu en attirant le capital humain et financier nécessaire à leur croissance.
Quelle est la part de la mise en valeur endogène par rapport à l’effort exogène (attraction de sociétés étrangères à fort potentiel) dans votre approche? Aujourd’hui, la distinction entre ces deux catégories de promotion ne me semble plus pertinente. Pour décupler la valeur ajoutée d’un écosystème, la seule grille de lecture valable consiste à soutenir les dynamiques existantes, de mettre à niveau celles qui en ont besoin et puiser, le cas échéant, dans des complémentarités externes. En résumé, il faut développer à l’interne tout ce qui peut l’être et soigneusement examiner la pertinence des importations de ce qui manque.
Votre mandat principal est-il de séduire les investisseurs étrangers?
«Genève figure déjà sur la carte de l’innovation mondiale. Le savoir-faire est là. Encore faut-il le faire savoir»
Conformément à la stratégie économique cantonale 2030, la DG DERI est à la fois une vitrine et une caisse de résonance du tissu économique local. Son rôle est de relayer, haut et fort, la valeur de notre marque territoriale. Genève occupe déjà une place de choix sur la carte de l’innovation mondiale. Le savoir-faire est là. Encore faut-il le faire savoir auprès du public, des entreprises et, bien entendu, des investisseurs étrangers. Mettre en évidence la diversité de nos forces, à travers des cas concrets, doit permettre d’attirer l’attention et créer un appel d’air pour des capitaux internationaux.
Quelle fusée prévoyez-vous de faire décoller lors du GE = Ci2, comme s’intitule le premier rendez-vous de l’innovation que vous organisez le 22 novembre prochain? L’objectif du conseiller d’Etat Pierre Maudet est de lancer une dynamique visant à mettre en orbite les idées genevoises et la créativité du canton, sous toutes ses formes et avec l’ensemble des acteurs de l’écosystème. GE = Ci2 vise à partager le plus largement possible les modèles d’affaires du futur, les «recettes secrètes» de l’innovation, les opportunités en matière de durabilité, de coopération et de financement. Avec au programme expériences disruptives, panels interactifs, discussions ouvertes, opportunités de networking, experts mondialement reconnus et vision prospective. Nous allons également présenter à cette occasion notre première cartographie de l’innovation locale, afin de clairement illustrer la diversité de notre tissu économique. Ce d’autant plus qu’un public hautement qualifié est attendu lors de cette manifestation.
Pourquoi avoir lancé des Geneva Digital Talks? L’objectif est de réunir une expertise économique, diplomatique, juridique et technique liée à la gouvernance d’Internet et à la sécurité informatique. Genève, qui abrite déjà environ 50% des activités mondiales touchant au Web, est l’endroit idéal pour permettre aux idées de se confronter. C’està-dire, en l’espèce, favoriser une prise de conscience des enjeux liés à la cybersécurité – au sens large du terme – et faciliter l’émergence de solutions innovantes autour de ce qui existe déjà en matière de réglementation, de ce qui n’est pas suffisamment mis en oeuvre et mériterait d’être développé. Je suis persuadé que le bout du Léman peut, à terme, exporter de nouveaux modèles d’affaires en imaginant les systèmes d’organisation du futur. ▅