Colère agricole
Il aura fallu presque deux ans, après son élection, pour que l’ingénieur et industriel Johann Schneider-Ammann découvre enfin le monde agricole (Le Temps du 11 octobre 2012). Allant jusqu’à mettre un peu en sourdine son envie d’aligner le marché agricole sur celui de l’industrie des machines. Mais aujourd’hui, alors qu’on le sent au bout de son mandat, l’incompréhension entre le ministre de l’Agriculture et les paysans revient avec fracas. En cause, la volonté du ministre d’assouplir les taxes à l’importation de produits agricoles dans la nouvelle politique prévue dès 2022 et qui a suscité la colère de la profession.
Parce que les lois et les incertitudes de la nature s’imposent à eux plus frontalement que celles des gouvernements, parce qu’ils sont contraints de travailler seuls, il y a chez les paysans un vieux fond d’anarchisme peu compatible avec le libéralisme de l’ancien exportateur de machines. Esprit d’entreprise, concurrence sur des marchés plus ouverts, numérisation des exploitations, Johann Schneider-Ammann pousse depuis longtemps les exploitants à rattraper leurs déficits de productivité en comparaison internationale. Sans être compris.
Car derrière cette volonté de débarrasser l’agriculture des fausses incitations et de transformer les paysans d’hier en entrepreneurs capables d’affronter les risques des marchés, les intéressés soupçonnent d’autres desseins. «Nous sommes considérés comme les derniers emmerdeurs empêchant la signature d’accords de libreéchange favorables à l’industrie. Quitte à nous condamner à la pauvreté ou à la disparition», constatait, résigné, un participant au débat organisé cette semaine par le Forum Citoyens jurassien entre représentants des grands distributeurs, des consommateurs et des producteurs.
Certes, le monde agricole partage avec son ministre au moins une critique, celle d’être beaucoup trop tributaire de la manne fédérale, de 30 à 40% pour une exploitation de plaine, pour près de 70% en zone de montagne. Mais comment obtenir des prix plus équitables quand un groupe comme Migros se cache derrière des nuages de fumée pour n’avoir pas à justifier une rémunération trop basse, ne couvrant pas les coûts réels, et des marges jugées exorbitantes? Le marché, qui aurait dû leur permettre de profiter d’une hausse des prix en raison de l’assèchement actuel des stocks de beurre, ne fonctionne plus, constatent les producteurs. Ainsi, depuis le maigre succès de la grève du lait en 2008, un esprit de résignation s’est répandu dans la profession.
On peut toujours accuser Johann Schneider-Ammann d’avoir trahi la volonté populaire du 24 septembre qui soutenait une agriculture durable par le biais de l’article constitutionnel sur la sécurité alimentaire. Pourtant, le désarroi du monde agricole se nourrit d’abord des incohérences du Conseil fédéral qui change de cap après avoir promis davantage d’écologie, des paiements directs mieux ciblés et une production sûre et compétitive. Une communication toujours aussi poussive, l’absence d’idées neuves, le déficit de perspectives à moyen terme, tout cela pousse au découragement. A moins que, pour renverser la tendance, les organisations agricoles ne parviennent à constituer un front solide avec les fédérations de consommateurs, soucieuses de qualité et de traçabilité. Il suffit de creuser à peine pour trouver dans chaque citadin une racine paysanne.
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