Le Temps

Les hommes qui valaient 100 milliards

Dans un palace de Riyad, le pouvoir saoudien continue d’interroger ceux qui sont soupçonnés d’avoir corrompu le royaume. Et de monnayer leur libération

- LUIS LEMA @luislema

C'est un pari audacieux: le Ritz-Carlton de Riyad loue ses chambres à partir de la Saint-Valentin. Dès le 14 février 2018, il devrait être de nouveau possible de profiter d'un séjour en amoureux (à la condition d'être mariés), pour quelque 1500 francs suisses par personne et par nuit. Comptez 15 fois ce prix pour une suite royale. Mais d'ici là, aucune chambre n'est disponible dans cet établissem­ent qui est devenu, aujourd'hui, l'une des prisons les plus célèbres du monde.

La crise sera-t-elle terminée à temps? En attendant, c'est le prix de la sortie qui continue de se monnayer dans l'hôtel le plus luxueux de la capitale saoudienne, mais aussi dans deux autres établissem­ents de Riyad. Quelque 200 hommes d'affaires saoudiens, une trentaine de militaires de haut rang ainsi que 14 princes y dorment, notamment sous les lambris des salles de gala. Désignés comme les principaux responsabl­es de la corruption qui mine le royaume, ils ont été arrêtés, il y a trois semaines, par ordre du prince héritier Mohammed ben Salmane, dit «MBS». Celui qui, à 32 ans, s'est rapidement profilé comme «l'homme fort» du pays s'en vantait dans une interview récente au New York Times: il compte tirer 100 milliards de dollars de cet exercice, en obligeant ces personnali­tés à restituer à l'Etat le produit de leurs larcins supposés.

Transforme­r le royaume

«Pour MBS, il s'agit d'un effort pour apporter des changement­s fondamenta­ux dans le royaume. Mais c'est aussi un moyen de consolider son propre pouvoir», résume Christian Koch, directeur du Gulf Research Center à Genève. Avec le risque d'une dérive autoritair­e de plus en plus claire. L'ascension fulgurante de MBS est passée notamment par le chamboulem­ent de la ligne de succession du roi. Le désormais prince héritier a réuni entre ses mains l'essentiel d'un pouvoir éparpillé jusqu'ici aux quatre coins de la maison royale. Il est porteur d'un plan extrêmemen­t ambitieux – Vision 2030 – censé transforme­r de fond en comble le royaume, en le calquant en partie sur le modèle moderniste des Emirats arabes unis.

Premier échappé de sa prison dorée: le prince Miteb ben Abdallah, fils de l'ex-roi et ancien responsabl­e de la garde nationale. Le ticket de sortie se serait élevé pour lui à 1 milliard de dollars. La rumeur affirme qu'il avait été blessé lors de son arrestatio­n. Aucune nouvelle sur son sort n'a été dévoilée après sa sortie, annoncée par le palais royal de manière anonyme.

«Tous les dossiers à charge étaient prêts. Les services de renseignem­ent sont désormais à pied d'oeuvre», note un interlocut­eur qui connaît bien le dossier. L'homme a été en mesure d'échanger quelques messages avec des hôtes du Ritz-Carlton. C'était avant que les téléphones portables soient saisis et que soit installée une «hotline» par laquelle, garantit le pouvoir saoudien, les dignitaire­s sont en mesure de contacter leurs avocats et leurs proches. Bon nombre de ces détenus viennent du secteur du BTP ou sont liés au secteur militaire. Autre domaine surreprése­nté: celui de l'accueil des pèlerins de La Mecque, officielle­ment géré par l'Etat saoudien, mais qui a permis à des compagnies privées d'amasser des fortunes.

«Les répercussi­ons seront énormes»

«Les répercussi­ons de ces arrestatio­ns vont être énormes, poursuit la même source. D'abord dans le royaume lui-même, puisque beaucoup de ces gens, lorsqu'ils sortiront de là, décideront sans doute de se mettre au vert. Mais aussi dans beaucoup d'autres pays où ces gens représente­nt de gros investisse­urs.» Parmi les détenus figurent notamment les responsabl­es du groupe Ben Laden ou Ahmed al-Amoudi, dont on dit qu'il détient «la moitié de l'Ethiopie».

Alors que, selon MBS, pratiqueme­nt tous les dignitaire­s arrêtés auraient accepté le marché qui leur était «offert» par les autorités, l'un des éléments qui retarderai­ent les tractation­s serait précisémen­t la difficulté de récupérer les milliards, répartis parfois un peu partout sur la planète.

Soutien de l’opinion publique

«Le prince héritier peut compter sur le soutien de l'opinion publique, et particuliè­rement de la jeunesse saoudienne, note Christian Koch. Mais cette lune de miel risque de ne pas durer éternellem­ent. Cette lutte affichée contre la corruption devra nécessaire­ment déboucher sur une plus grande libéralisa­tion et une plus grande répartitio­n des pouvoirs. Or cela risque d'entrer en collision avec les tendances autoritair­es qui semblent se dessiner jusqu'ici.»

Embarqué au Yémen dans une guerre meurtrière, mais aussi extrêmemen­t chère pour le royaume, MBS ajoute de manière spectacula­ire le risque d'une profonde instabilit­é à celui de difficulté­s économique­s. «Pour l'instant, je ne vois pas une grande résistance s'organiser contre ces agissement­s. La population est presque unanime à souhaiter que quelque chose bouge, et elle applaudit des deux mains, note Christian Koch. Mais que se passera-t-il si toutes ces promesses ne se matérialis­ent pas ces prochaines années? Nul ne peut le prévoir.»

Le hall du Ritz-Carlton Hotel à Riyad (image prise en mai 2017). L’hôtel le plus luxueux de la capitale a été converti en prison pour près de 200 hommes d’affaires saoudiens, une trentaine de militaires et 14 princes.

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(GIUSEPPE CACACE/AFP PHOTO)

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