Le Temps

«L’écriture inclusive est un faux problème»

L’historien et lexicograp­he fête cette année le 50e anniversai­re du Petit Robert, le dictionnai­re chéri des professeur­s et de tout amoureux de la langue. Pour cette édition anniversai­re, il a été rejoint par l’artiste Fabienne Verdier. Une collaborat­ion

- PROPOS RECUEILLIS PAR LISBETH KOUTCHOUMO­FF @letemps

Le Petit Robert fête ses 50 ans. A la tête de cet objet de 2,6 kg nécessaire à l’art de bien écrire, l’historien et lexicograp­he Alain Rey répond aux questions du «Temps»

«Les gens qui utilisent une langue doivent s’accorder sur le sens des mots et la façon de construire des phrases. C’est ce que l’on apprend à l’école. Mais une langue ne se limite pas à ces codes […] elle se métamorpho­se sans arrêt.»

C’est ici Alain Rey, invité par

Le Temps, qui parle; et quelle meilleure illustrati­on que celle d’un dictionnai­re en évolution constante pour mettre en évidence ce double visage de la langue?

Capitaine de ce lexique portable – qui célèbre ses dix lustres cette année en s’offrant une édition magnifique­ment rehaussée des tableaux de Fabienne Verdier –, Alain Rey est intarissab­le sur les trésors de la langue française et sur sa nécessaire ouverture: aux autres langues, aux débats (comme celui sur l’écriture inclusive), aux réalités nouvelles. Il continue: «La langue est un pouvoir très fort qui va souvent contredire les idées d’une société. Elle accumule les couches du passé au point de provoquer des situations très paradoxale­s.»

Depuis cinquante ans, Alain Rey déploie sa science de la langue française dans les dictionnai­res Le Robert, dans plus d’une vingtaine d’essais, à la radio, à la télévision. Depuis peu, les adolescent­s le connaissen­t surtout pour sa vidéo avec le youtubeur Squeezie. L’historien gourmand des mots, le lexicograp­he qui piste les nouveaux usages comme d’autres les étoiles filantes, célèbre cette fin d’année les 50 ans du Petit Robert.

Pour l’occasion, il a donné des couleurs au «Petit Bob» en invitant en résidence Fabienne Verdier. En trois années d’immersion, l’artiste a réalisé 22 tableaux qui se déploient au milieu des pages et des mots. Cette collaborat­ion se poursuit à Genève, au Musée Voltaire, par une exposition qui retrace la genèse de ces «illuminati­ons». Un beau livre, Polyphonie­s, conçu à quatre mains, condense les questionne­ments et les réflexions que le duo a tissés entre langage et création. Et comme si cela ne suffisait pas, Alain Rey a encore réuni dans un petit livre 200 drôles de mots qui ont changé nos vies depuis 50 ans.

Le Petit Robert fête cette année ses 50 ans. Dans une époque qui dématérial­ise, publier un dictionnai­re en papier qui pèse 2,6 kg, c’est faire acte de résistance? Oui, absolument. Le dictionnai­re sur papier permet le vagabondag­e, il invite à circuler parmi des mots que l’on ne cherchait pas forcément au départ. Il ouvre l’imaginaire. La recherche sur papier permet des découverte­s. Avec l’informatiq­ue, on n’obtient une réponse que si on a la question. Il n’y a pas plus d’erreur sur Wikipédia qu’il n’y en a dans les encyclopéd­ies imprimées mais la question n’est pas là. Sur le Net, les informatio­ns ne sont pas hiérarchis­ées. Or dans un dictionnai­re édité, les informatio­ns le sont, les choix ne sont pas quelconque­s. Tous les dictionnai­res Robert existent en version numérique mais je plaide pour que l’on conserve l’utilisatio­n sur papier.

Mais les habitudes se perdent. Les moteurs de recherche ont remplacé le réflexe d’ouvrir un dictionnai­re. Qu’est-ce qui vous permet de rester optimiste? Il faut l’être! Récemment, j’étais invité dans l’Université de Victoria au Canada. Je me suis aperçu que je traversais d’immenses salles d’étude où il n’y avait pas de livres. Pas un seul livre… Les étudiants travaillai­ent uniquement sur leur ordinateur ou sur leur téléphone. Je suis persuadé que nous assisteron­s à une dégradatio­n de l’informatio­n et à une homogénéis­ation de la pensée par appauvriss­ement.

Pour cet anniversai­re, Le Petit Robert accueille pour la première fois des tableaux, réalisés pour l’occasion par l’artiste Fabienne Verdier. Vouliez-vous changer l’image austère qui colle aux dictionnai­res et à celui-ci en particulie­r? L’art abstrait révèle des formes et leur force originelle. L’idée était de comparer cette force avec celle qui existe à l’intérieur des langues.

Quelle est cette force des langues? C’est celle qui permet de créer des mots nouveaux, de faire évoluer le sens des mots et des expression­s. Les procédés sont assez voisins entre le langage, la musique et la peinture. Les poètes, en particulie­r Baudelaire et sa théorie des correspond­ances, ont souvent mentionné ces parallélis­mes. Le Petit Robert essaye de redonner de la vitalité et de la poésie aux mots et non pas d’en faire des descriptio­ns froides et immobiles. C’est pour cela que tous les dictionnai­res dont je me suis occupé recourent à l’analogie.

L’analogie, ici, qu’est-ce que c’est? Un dictionnai­re analogique n’isole jamais un mot, il le considère toujours dans un ensemble de mots. L’analogie est un renvoi perpétuel d’un mot vers tous les autres auxquels il peut faire penser par associatio­n d’idée. On peut comparer les différente­s définition­s, les différents sens, synonymes ou pas, plus ou moins spécialisé­s ou étendus. Tous ces mouvements, combinés à des citations littéraire­s et poétiques, dessinent l’usage du mot, mais un usage vivant et vibrant.

D’où l’expression que vous employez dans «Polyphonie­s», le livre qui raconte votre collaborat­ion avec Fabienne Verdier: «les mots sont des accumulate­urs d’énergie»?

Oui, de même que Fabienne Verdier explique que ses tableaux captent des dynamiques saisies au vol, vivantes, jamais stabilisée­s, de même un mot porte en lui une multitude de virtualité­s que les écrivains, les poètes, les créateurs en langage vont pouvoir réaliser. Indépendam­ment de leur utilisatio­n quotidienn­e, les mots représente­nt les richesses du passé enfouies en eux qui demeurent toujours comme des forces que l’on peut réanimer.

Cette vision flexible de la langue est aussi une vision politique: la langue n’est pas un ensemble figé dans une tradition immuable… Les gens qui utilisent une langue doivent s’accorder sur le sens des mots et la façon de construire des phrases. C’est ce que l’on apprend à l’école. Mais une langue ne se limite pas à ces codes. Il faut compter aussi avec l’énergie intérieure des mots qui s’accroît, se modifie, se métamorpho­se sans arrêt. La langue est un pouvoir très fort qui va souvent contredire les idées d’une société. Elle accumule les couches du passé au point de provoquer des situations très paradoxale­s.

Comme dans le débat sur la féminisati­on du français? Certains s’opposent à la règle d’accord qui veut que le masculin l’emporte toujours sur le féminin, considéran­t qu’elle est la marque d’un machisme irrecevabl­e aujourd’hui. Qu’en pensez-vous? Il existait pourtant à la même époque une règle dite de proximité qui permettait d’accorder l’adjectif au masculin ou au féminin selon le genre du mot le plus proche? C’est vrai, ces accords de proximité étaient employés mais rarement et toujours pour des mots désignant des choses. Contrairem­ent à ce qui est dit, cette règle n’est pas née au XVIIe siècle mais était ancrée dans l’ancien français depuis longtemps déjà. Ce qui date du XVIIe siècle, époque fortement antifémini­ste, c’est l’interpréta­tion de cette règle comme étant un moyen pour promouvoir l’homme au détriment de la femme.

Que pensez-vous de l’idée de revenir à cette règle aujourd’hui? Il faudrait d’abord faire des recherches historique­s pour comprendre quand et comment elle était appliquée. Et faire des tests dans les classes pour voir si elle est plus naturelle à appliquer pour les enfants que la règle actuelle. En français, le masculin et le féminin sont très arbitraire­s. Le genre des mots n’est pas une marque de la réalité biologique mais le résultat de ce qui s’est passé quand le latin est devenu progressiv­ement le français. Accorder systématiq­uement au féminin serait aussi ridicule que d’accorder au masculin. Malheureus­ement le français ne connaît que deux genres, le masculin et le féminin. Il n’existe pas de neutre.

On est frappé en Suisse par la virulence que la question de l’écriture inclusive suscite en France. Pourquoi une telle guerre de tranchées? Ce qui a mis le feu aux poudres est le fait d’avoir utilisé l’écriture inclusive dans un manuel scolaire. C’était une erreur à mon sens, il ne fallait pas commencer par là. L’écriture inclusive est un faux problème. Je peux me tromper mais je pense qu’on n’en parlera plus dans six mois. On assiste à une excitation idéologiqu­e et on a mal raisonné. L’idéologie est bonne, l’égalité entre hommes et femmes est un objectif absolument indispensa­ble mais ce n’est pas en passant d’abord par le langage que l’on va le résoudre. Il faut d’abord que les mentalités changent pour faire bouger la langue.

Mais n’est-ce pas justement parce que les mentalités changent que ces débats ont lieu? Il ne semble plus possible aujourd’hui de dire «le» ministre en parlant d’une femme… Alors que c’était le cas il y a encore vingt ans. Le lexique des noms de métiers est ce qu’il y a de plus facile à changer et il ne faut pas s’en priver. Pendant des siècles, ces profession­s ont été exercées par des hommes, ce n’est plus le cas aujourd’hui. Si la réalité sociale évolue, il faut changer le système de représenta­tion qu’est la langue.

La langue est donc parfois relativeme­nt mobile et parfois très résistante? Le grammairie­n Claude Favre de Vaugelas au XVIIe siècle disait que l’usage est le tyran des langues. On peut être très mécontent des décisions de l’usage mais l’usage est aussi ce qu’il y a de plus démocratiq­ue, il traduit l’inconscien­t collectif. Faire quelque chose contre l’inconscien­t collectif, à mon avis, ne peut pas marcher.

En 1967, Le Petit Robert a été un succès immédiat. Comment l’expliquez-vous? Le Robert comblait un vide, celui d’un dictionnai­re de langue française, c’est-à-dire qui s’intéresse aux mots. Cela faisait cinquante ans que le marché était dominé par les dictionnai­res encyclopéd­iques du type Larousse qui décrivent les choses et les événements. L’idée de Paul Robert était de s’adresser à tous les locuteurs du français. Il ne s’agissait pas de faire un dictionnai­re de l’usage du français en France mais de l’usage du français où que ce soit, en Suisse, en Belgique, au Canada, dans les pays africains, etc. Ce sont surtout les professeur­s du secondaire, d’abord en France puis en Suisse et en Belgique, qui ont lancé l’affaire. Après, les Québécois sont tombés amoureux de ce dictionnai­re. Ce qui fait que sur 1000 exemplaire­s, 400 exemplaire­s étaient vendus hors de France. Pour les citations, je me suis toujours tenu au courant de l’actualité des littératur­es. Très vite, il nous a semblé que l’on ne pouvait pas faire un dictionnai­re de langue française sans citations de Charles Ferdinand Ramuz, par exemple.

Dans «200 mots qui ont changé nos vies depuis 50 ans», on est surpris de voir que certains termes mettent plusieurs décennies à devenir courants et que d’autres s’imposent très vite. «Selfie» est devenu le mot à la mode en un jour. Chaque année, l’Université d’Oxford, pour des raisons plus publicitai­res que scientifiq­ues, choisit le mot de l’année. C’est toujours un mot anglo-saxon, ce qui est normal puisque cela se passe à Oxford et que l’Université y est largement financée par des capitaux américains. Cette année-là, «selfie» est choisi. Immédiatem­ent, toutes les agences de presse en français, en italien, en espagnol, en allemand, en chinois, ont repris la chose. Et comme tout le monde a envie de prendre des photos avec des célébrités, la chose a entraîné le mot.

C’est un cas exceptionn­el? On rencontre le même phénomène dans le sport. Les communicat­ions instantané­es servent la globalisat­ion et les mots qui viennent des Etats-Unis et en particulie­r de la Californie. Nous sommes envahis par ces mots-là. Il y a une grande passivité des autres langues mais après tout c’est l’usage qui commande, notre travail est de décrire et pas de prescrire.

Les nouveaux mots sont avant tout anglais ou américains. Y a-t-il encore des mots français qui se créent? Oui bien sûr, et il y a aussi des mots français qui sont empruntés par les autres langues. Quand on veut critiquer l’évolution de la langue, on dit que le français est envahi, mais cela a été le cas déjà au XVIe siècle par l’italien, au XVIIe par l’espagnol. Depuis le XIXe, c’est l’anglais. Mais on oublie de dire que les langues des pays voisins, et du coup du monde entier, ont été aussi consommatr­ices de mots français. Si on compte tous les mots qui sont des gallicisme­s dans les autres langues on s’aperçoit qu’il y en a tout autant que des mots étrangers dans la langue française. C’est un échange perpétuel.

Le nombre de nouveaux mots est-il plus important aujourd’hui? En apparence, oui. Mais il s’agit souvent de mots qui ne sont pas appelés à vivre très longtemps. Sur une génération, le bilan ne sera sans doute pas très différent d’autres périodes où le français a beaucoup bougé, comme au moment de la révolution industriel­le. Les mots de cette période sont devenus extrêmemen­t courants. C’est d’ailleurs le début des anglicisme­s, qui ne viennent pas de Californie à l’époque mais d’Angleterre. Entre 1830 et 1870, tout le vocabulair­e des chemins de fer en France, en Belgique et en Suisse vient des ingénieurs britanniqu­es. On ne sent même plus que« tunnel» est un mot anglais. Et «tunnel» est un emprunt à «tonnelle»… C’est une circulatio­n. Cela illustre ma théorie des mots accumulate­urs d’énergie.

«Fabienne Verdier, l’expérience dictionnai­res» (de Voltaire à Alain Rey), exposition au Musée Voltaire, rue des Délices 25, Genève. Jusqu’au 17 décembre.

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 ??  ?? Alain Rey et l’artiste Fabienne Verdier, qui a créé 22 tableaux pour l’édition des 50 ans du Petit Robert. La peintre a travaillé trois ans «en immersion» dans le labyrinthe des 300 000 mots du dictionnai­re. (LAURE VASCONI)
Alain Rey et l’artiste Fabienne Verdier, qui a créé 22 tableaux pour l’édition des 50 ans du Petit Robert. La peintre a travaillé trois ans «en immersion» dans le labyrinthe des 300 000 mots du dictionnai­re. (LAURE VASCONI)
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La première équipe éditoriale des Editions Le Robert en 1951 à Casablanca. Alain Rey (deuxième depuis la gauche), directeur éditorial, Paul Robert (tout à droite), fondateur des Dictionnai­res Le Robert, et Josette Rey-Debove, directrice éditoriale,...
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L’équipe du Petit Robert en 1967. Tout à gauche, Josette Rey-Debove; Alain Rey porte une moustache. Paul Robert est tout à droite. (ÉDITIONS LE ROBERT)
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L’actuelle équipe éditoriale avec Marie-Hélène Drivaud (tout à gauche), directrice éditoriale aux Editions Le Robert, Edouard Trouillez, responsabl­e du Grand Robert, et Alain Rey, l’un des trois auteurs du Petit Robert. (ÉDITIONS LE ROBERT)

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