DU GRAND ART DANS LES CASES
Blake et Mortimer règnent toujours sur l’imaginaire. Une riche étude décode l’art de Jacobs et le remet à sa place, parmi les plus grands
A l’heure ou le pillage des originaux d’Edgar P. Jacobs fait les gros titres, un beau livre et une intégrale permettent de redécouvrir fort opportunément le travail saisissant du grand maître, même si leur mise en route est bien antérieure au scandale. Décédé voici deux ans, le philosophe et historien d’art Pierre Sterckx est ébloui par Jacobs comme par Hergé. Il remet les aventures de Blake et Mortimer, souvent apocalyptiques, dans le contexte de la Guerre froide et du péril ato- mique, et inscrit Jacobs dans l’histoire de l’art en faisant des rapprochements avec la gravure sur bois, le cinéma expressionniste allemand, Léger et Picasso ou, pour la palette virtuose des couleurs, Gauguin ou Rothko. Il considère l’abondance et la redondance de ses longs textes comme «un art du retardement», leur attribue «une fonction poétique» et surtout il y voit «une bande-son», Jacobs ayant lui-même dit qu’il donnait ainsi «un fond sonore à l’image».
Les dessins en noir et blanc de Jacobs, planches ou cases isolées agrandies, sont fascinants dans leur précision (d’un soin quasi religieux, a dit Hergé) et d’une expressivité constante. Dans quelques pages, un certain flou trahit la difficulté de retrouver de bons documents de départ, même si, depuis des années, l’éditeur s’efforce de récupérer des scans de qualité, à défaut des planches originales pour la plupart inaccessibles ou dispersées. Les mises en couleurs d’époque ayant disparu depuis longtemps, le parti pris éditorial a été de partir des couleurs des premières éditions en albums, celles que Jacobs considérait comme les plus proches de ce qu’il souhaitait. Du coup, les points de trame apparents des cases fortement agrandies font penser au pop art et à Roy Lichtenstein. Au passage, on peut noter que cela ressemble à un désaveu des nouvelles couleurs décevantes utilisées sur les albums actuels, qui avaient été réalisées par Philippe Biermé, celui-là même qui se retrouve au centre du scandale des originaux disparus de Jacobs.
A signaler aussi chez le même éditeur la sortie en deux beaux volumes d’une excellente intégrale en noir et blanc des dix
Blake et Mortimer signés Jacobs dans la collection Grande Bibliothèque, dirigée par Frédéric Niffle. Celui-ci ne s’est pas contenté des films des éditions actuelles, insatisfaisants quand le trait noir n’est pas noyé dans la couleur. Du coup, de nouvelles recherches ont permis d’exhumer des fac-similés de qualité des années 1970 qu’il a nettoyés et restaurés. Pour lui, c’est le maximum qu’on puisse faire aujourd’hui sans accéder aux planches originales. On sait ce qu’il en est.