Hannelore Cayre, l’avocate dont la vie s’écrit comme un roman noir
«En France, dès que quelqu’un peut éprouver du plaisir, il faut sanctionner. Regardez au moment du mariage pour tous, on a vu des rats sortir de terre par millions»
Avec un prénom pareil, impossible d’échapper à la question: ce sont vos parents qui ont voulu jouer les originaux en bafouant la tradition pour réinventer AnneLaure? Perdu: c’est son père, en souvenir d’une chanson germanique, qui a cru bon de la baptiser ainsi. On prononce donc «Hannéloré», avec H aspiré, et ce n’est pas une bonne nouvelle: «Chaque fois que je me présente à un Allemand, il rit pendant dix minutes. Je crois que c’est un prénom épouvantable, du genre Radegonde», sourit-elle. Elle raconte ça de manière fluide, le verbe qui chaloupe, virevolte et touche à la fin de l’envoi. Comme dans La Daronne (Editions Métailié), son polar multiprimé où une traductrice judiciaire devient la reine des dealeuses. L’ouvrage est plutôt mince (172 pages), mais ourlé d’une plume exceptionnelle et d’un spectre qui balaie foule de sujets: la législation du cannabis, les ravages de la vieillesse, et sa vie à elle en fil rouge, complètement folle.
On la trouve belle, très. Son magnétisme, son regard qui capte tout, sa voix ensorcelante. On n’ose pas trop le lui dire, c’est quand même une interview formelle. Ça tombe bien, elle balaie le compliment par anticipation: «Mon père était beau comme Jean Marais, et ma mère si magnifique qu’elle s’affichait en portrait sur les immeubles de Paris. Elle disait souvent: «Comment a-t-on pu faire une enfant aussi moche en étant aussi beaux?» Ma mère était un personnage effroyable. Sur sa tombe, on a inscrit: «Elle aimait les chiens.» J’ai voulu rajouter «et les Galeries Lafayette», mais ma demi-soeur n’a pas accepté.»
Zombies titubants
La vie des siens est effectivement hors norme. Rescapée du camp des Milles, où elle fut internée toute l’année 1942, sa mère a systématiquement échappé à la déportation grâce à son nom de jeune fille, Wilker. Les trains étaient remplis par ordre alphabétique, et toujours bondés quand arrivait son tour.
Puis sa famille a réussi à gagner la Suisse, un destin pas simple à assumer pour tout le monde: ne voyant aucune issue à son existence, le grand-père d’Hannelore Cayre a fini par se pendre en pleine journée dans un parc de Genève. Sa mère a, elle, opté pour un choix de vie radical: «En 1954, elle a retrouvé mon père, son premier amour des années 40, à l’arrière d’un bus. Ce jour-là, elle n’est pas rentrée chez elle, abandonnant sur-le-champ son premier mari et leur fille.»
Son père, un drôle de bonhomme lui aussi. Il dirigeait une société de transport spécialisée dans les voyages à risques, camions plombés avec des cargaisons douteuses à livrer en Asie. Au volant, des ex-taulards longue durée, «parce qu’il estimait qu’eux seuls pouvaient accepter de ne pas descendre du bahut pendant des semaines et de devoir pisser par la fenêtre».
«Il y a toujours eu des armes à la maison», dit-elle encore. Une propriété coincée entre un bout d’autoroute et les chasses présidentielles des Yvelines. Un lieu à haute dangerosité, avec accidents de voiture quotidiens: «Quand ma grand-mère entendait un gros choc, elle disait: «Ah, il doit être très bien celui-là!» puis elle prenait son tabouret et allait assister au spectacle. C’était comme dans
Sailor et Lula, avec des zombies titubants qui s’échappaient des carcasses fracassées.» Dans une ironie toute relative, c’est elle qui en sera victime des années plus tard, au Chili. Une chute dans un ravin qui lui a valu dix-huit mois d’hôpital, un visage et une colonne en lambeaux, et des souffrances terribles. La pire de toutes? «Quand on m’a privé de morphine du jour au lendemain. Je passais mes journées à hurler de douleur. J’avais toujours été critique vis-à-vis des toxicomanes, mais je ne le serai plus jamais: décrocher, c’est la chose la plus abominable qui soit.»
Période ska et ski topless
Hannelore Cayre ne vit pas encore de sa plume. Une option cependant envisageable à court terme, si elle continue à nous inonder de chefs-d’oeuvre et à en vendre les droits d’adaptation ciné – le tournage de La Daronne débutera vraisemblablement à l’automne 2018. Pour l’instant, elle est avocate pénaliste, collaboratrice au cabinet de son mari. Elle assure qu’elle est «nulle, les viscères fondus par la trouille en cour d’assises». Elle défend régulièrement des gamins incarcérés pour trafic de stupéfiants, ce qui la met en rage: «En France, dès que quelqu’un peut éprouver du plaisir, il faut sanctionner. Regardez au moment du mariage pour tous, on a vu des rats sortir de terre par millions. Légaliser le cannabis? Aucune chance, d’autres rats sortiront encore. Et puis ça reste une bonne façon de pouvoir contrôler les gens dans notre Etat policier, ils ne lâcheront jamais ça.»
Elle redevient plus légère en replongeant dans sa jeunesse et la folie des seventies: période ska avec jupes à carreaux et lunettes noires, séances de ski seins nus sur les pistes des Menuires. Elle sourit à nouveau en évoquant ses photos de famille: «Sur toutes, ma mère est magnifique et moi floue. Parce que mon père faisait la mise au point sur elle, systématiquement. Je suis l’enfant floue, il n’y avait pas beaucoup de place pour moi dans cette famille.» Elle répète que sa mère était «effroyable», un qualificatif récurrent pendant l’entretien: «Mais je lui pardonne, parce que c’est tellement affreux, ce qu’elle a vécu. Elle ne pouvait pas donner de l’amour… Mais elle était effroyable, elle n’aurait jamais dû avoir d’enfant.»
L’avocate parisienne raconte son drôle de métier et sa terrifiante clientèle dans ses polars. Mais c’est surtout sa propre vie qui est un sacré roman PPHILIPPE CHASSEPOT