Au festival Black Movie, un documentaire questionne les liens entre folie et religion en Haïti
La réalisatrice Gessica Généus présente au festival genevois Black Movie un beau documentaire où religion, maladie psychique et déni de soi s’imbriquent dans des destins de femmes. Rencontre
Elle débarque au pas de course, en survêtement, dans le hall de l’Hôtel Cornavin. Elle a profité d’une heure de répit, pendant ce festival Black Movie dont elle est l’invitée, pour annexer la salle de fitness du bout de la rue. Gessica Généus est comme ces squales qui étouffent s’ils n’avancent pas: elle présente à Genève son film documentaire Douvan jou ka levé (Le jour se lèvera), alors qu’elle a déjà pratiquement terminé le prochain, écrit une fiction, va sortir un disque, s’occupe de son fils, peaufine un livre, examine de prochains rôles et rêve de son île.
Elle avait 17 ans en 2002, quand elle est devenue la star du cinéma haïtien grâce au film Barikad de Richard Sénécal. Tout un peuple était tombé amoureux de ces yeux démesurés, de cette sensation qu’elle ne jouait jamais; elle était l’enfant du pays jusqu’au bout des ongles manucurés.
Elle vous parle en s’esclaffant des coupes permanentées, des talons hauts, du maquillage sans lequel elle ne sortait jamais. Elle se souvient d’une scène primordiale vécue avec sa mère: «Elle me demandait pourquoi nous étions nées Noires, avec des cheveux crépus, un nez aussi large, quelle faute nous payions pour être aussi laids. Pendant sa grossesse, elle buvait un thé particulier qui était censé éclaircir la peau des bébés. J’ai décidé que je n’allais pas vivre comme elle dans la haine de moi.»
C’est le coeur de son très beau documentaire. La transmission du déni, de génération en génération. Gessica Généus a mis du temps pour trouver son sujet. Elle voulait raconter une femme, elle ignorait qu’il s’agirait d’ellemême.
Dans le film, on entend d’emblée sa voix, d’une douce assurance, dans un créole concentré. Elle raconte le conflit des histoires dans la Caraïbe, la façon dont l’évangélisme à l’américaine s’oppose au vaudou, ces mémoires antagonistes qui ressurgissent en permanence: pouvoir blanc contre pouvoir noir, colonialisme contre liberté.
La mère de Gessica est une figure absente la plus grande partie du film; décrite comme une femme torturée, convertie au protestantisme, dont la maladie mentale est interprétée comme une attaque mystique. Alors qu’elle est enceinte de son premier enfant, Gessica Généus traque sa propre ombre, elle s’interroge sur les mensonges et les secrets qu’elle va transmettre.
Les plans sont beaux, ils sont minés. La caméra passe des visages tordus des femmes en transe dans des cultes charismatiques aux gestes intranquilles des pensionnaires d’un hôpital psychiatrique qui semble relever davantage du pénitencier. La réalisatrice pose face à face les héritages collectif et familial. D’un côté, le refus d’Afrique, le traumatisme de la traite, la vénération des saints «qui est en fait une vénération des Blancs». De l’autre, l’odyssée particulière d’une famille où les troubles psychiques semblent se répandre de femme en femme et qui cherche à se guérir par la religion: «J’ai vécu toute ma vie avec la menace de cette vague nommée folie.»
Gessica Généus – qui a notamment tourné en tant qu’actrice sous la direction de Raoul Peck (Moloch Tropical) et dans un téléfilm pour France 2 sur Toussaint Louverture – filme alors la petite maison de Floride où vit sa mère. Dans une séance de lissage de cheveux où sa mère enfile peu à peu le costume engoncé de la femme convenable, Gessica se présente avec des cheveux courts, au naturel: «Elle vit très difficilement que je ne m’apprête plus. Tout cela participe de ma transformation. J’en avais marre qu’on me regarde, je voulais être écoutée.»
Sur la plage immense qui longe la mer des Caraïbes, mère et fille se promènent et chantent ensemble une mélodie haïtienne qui évoque les violences faites aux femmes. Il y a, malgré ce gouffre béant, une légèreté mélancolique qui imprime le film entier.
Douvan jou ka levé marque aussi l’arrivée d’une nouvelle génération de cinéastes haïtiens et la discrète naissance d’une industrie qui commence à exporter. Le chef opérateur Marco Saint-Juste est le produit du Ciné Institute de Jacmel, au sud de l’île, et le film a été coproduit localement.
Pour la réalisatrice, c’est une fierté: «Il est absolument essentiel que nous racontions nos propres histoires, nous ne pouvons plus abandonner aux étrangers le soin exclusif de montrer Haïti.» Il y a chez Gessica Généus un besoin irrépressible de lumière; elle vient de commander à une firme canadienne un test génétique pour définir ses origines. Un nouveau film en perspective.
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RÉALISATRICE «Il est absolument essentiel que nous racontions nos propres histoires, nous ne pouvons plus abandonner aux étrangers le soin exclusif de montrer Haïti»
Douvan jou ka levé, documentaire de Gessica Généus (Haïti, France, 2017, 52’). Projections: sa 27 janvier, 15h, salle Grütli Simon, suivie d’une table ronde à 18h autour de la thématique «Religion, cause ou remède aux maladies psychiques?».