Sous la menace des voleurs d’or
La récente prise d’otage de la famille du directeur de Cendror ébranle la cité horlogère. Elle raconte la richesse cachée dans les coffres des Montagnes neuchâteloises et la convoitise qu’elle suscite auprès du crime organisé
Le monde horloger – et plus particulièrement les entreprises soustraitantes spécialisées dans le travail de l’or à destination des grandes marques – est sous pression: vols et kidnappings se succèdent. Comment y faire face? «Le Temps» a mené l’enquête
Le 12 janvier dernier, le patron de l’entreprise Cendror (spécialisée dans le recyclage de métaux précieux) et sa famille étaient pris en otage par des malfrats. Ceux-ci ont forcé l’entrepreneur à vider les coffres de son usine avant de le libérer, avec ses proches séquestrés. Ni les braqueurs ni le butin n’ont pour l’heure été récupérés. La famille, elle, est durablement traumatisée.
Ce n’est pas une première dans la région. Cendror avait déjà été cambriolée en 2011 et le casse du siège de Metalor à Marin, dans le Bas du canton, en 2004, est encore dans toutes les mémoires: 700 kilogrammes de métal jaune avaient été dérobés à cette occasion.
Depuis 2012, les forces de l’ordre ont augmenté leur surveillance: patrouilles renforcées, contacts réguliers avec les entreprises à risque, mise sur pied d’un forum annuel organisé par la police, création d’un poste de chargé de sécurité pour le secteur de l’horlogerie.
Mais les PME spécialisées restent fragiles face à ce genre d’attaques. Comme le relève l’ex-conseiller d’Etat Yvan Perrin, ancien policier reconverti dans la sécurité privée: «Les usines des grands groupes, c’est Fort Knox. Mais les PME restent le maillon faible. Pour elles, la sécurité représente un investissement très lourd, pas rentable, voire un frein à la productivité. Alors tant qu’elles n’ont pas été touchées, elles hésitent à multiplier les dépenses dans ce domaine.»
La police neuchâteloise assure que les moyens de prévention et d’enquête se sophistiquent sans cesse. Yvan Perrin est plus pessimiste. «Si l’horlogerie continue d’afficher une réussite aussi éclatante et que le prix de l’or reste à ce niveau, le printemps pourrait être chaud.»
«Plus déstructurée que la mafia habituelle, cette criminalité est aussi plus dangereuse» FABIO BENOIT, COMMISSAIRE À LA POLICE CANTONALE NEUCHÂTELOISE
Les diamants sont éternels. Mais c’est bien l’or qui rend fou. Et qui suscite les plus basses convoitises. A l’aube du 12 janvier 2018, ils sont six à faire irruption dans une villa d’un tranquille quartier résidentiel de La Chaux-de-Fonds. Ils sont armés, déterminés. Ils n’ont pas choisi la maison au hasard. Le domicile est celui du patron de Cendror, une entreprise spécialisée dans le recyclage de métaux précieux. Entrés par effraction, les malfrats surprennent l’homme, son épouse et leur fils de 9 ans en plein sommeil, pris au piège. Alors que les individus gardent la femme et l’enfant en otage, le directeur est sommé de se rendre au siège de sa société, de récupérer l’or dans les coffres et de l’amener avec sa voiture de l’autre côté de la frontière. Sa famille séquestrée, il ne peut qu’obtempérer.
Ce vendredi matin, quelques employés sont déjà présents dans les locaux de Cendror quand le directeur pénètre dans l’entreprise. L’un d’eux donne l’alerte. La police neuchâteloise déploie aussitôt un impressionnant dispositif. Pas moins de 70 agents, la brigade canine, un hélicoptère. Des barrages routiers sont dressés, mitraillettes au poing. Trop tard. Les braqueurs sont déjà en France voisine. Le butin en poche – «une bonne quantité d’or», selon la formule de la police –, la bande abandonne les captifs dans la nature. Il ne leur a heureusement été fait aucun mal. Le traumatisme est, lui, profond. Entreprise familiale, Cendror se remettait à peine d’un premier braquage survenu en 2011.
Dans le jargon policier, ce genre particulier de prise d’otage a un nom, le «tiger-kidnapping». La méthode consiste à enlever une cible définie et à l’obliger à commettre un délit, souvent un vol, sous la menace d’armes. Le terme rappelle que, à l’image du tigre, les malfaiteurs agissent après avoir longuement observé leur proie, pour en connaître les habitudes et repérer ses faiblesses. La pratique trouve son origine au début des années 1970, lorsque l’Armée républicaine irlandaise (IRA) enleva des proches de membres des forces de sécurité britanniques pour les contraindre à placer des bombes dans des endroits stratégiques. Aujourd’hui, cette tactique est surtout en vogue auprès des bandes armées en Grande-Bretagne, mais également en Belgique, pays réputé pour son marché du diamant. En Suisse, le «tiger-kidnapping» reste rare.
A La Chaux-de-Fonds, cette prise d’otage crée un choc dans le milieu de l’horlogerie. «Tout le monde en parle, il y a une vive inquiétude», confirme le directeur d’un sous-traitant. L’homme ne veut en aucun cas être cité, pour ne pas attirer l’attention sur son entreprise spécialisée dans l’usinage de l’or. La crainte est palpable. «Ce qui est arrivé à la Cendror fait évidemment réfléchir, poursuit-il. On se lève le matin en se demandant s’il ne va pas nous arriver quelque chose au cours de la journée. Quand ma femme sort, elle garde dorénavant son téléphone portable en main, pour appeler rapidement, au cas où. J’hésite à installer de nouveaux éclairages. Notre domicile est déjà sous alarme.»
Ce n’est pourtant pas la première fois que des bandes organisées frappent de manière spectaculaire dans le canton de Neuchâtel. L’horlogerie de luxe et ses marques prestigieuses sont sur la liste du grand banditisme depuis longtemps. Personne dans la région n’a oublié le casse du siège de Metalor, à Marin, en janvier 2004, monté par la mafia corse avec l’aide d’une complicité interne. Le butin, colossal – près de 700 kilos d’or –, a durablement marqué les esprits. Il y a encore la vague de cambriolages entre 2011 et 2012, avec notamment l’attaque à la voiture bélier contre la fabrique horlogère Audemars Piguet du Locle, en juin 2012. Mais ce qui ébranle avec l’affaire Cendror, c’est que les braqueurs s’en sont pris à une famille. A un enfant.
«Dans tout système de sécurité, le point le plus vulnérable demeure l’humain», analyse l’ex-conseiller d’Etat Yvan Perrin, ancien policier reconverti dans la sécurité privée. Ces dernières années, les usines des Montagnes neuchâteloises se sont «bunkérisées» pour protéger leurs métaux précieux, avec des caméras de vidéosurveillance, des sas d’entrée, le blocage des coffres durant la nuit, une ouverture dite «à quatre yeux» qui nécessite plusieurs clés, etc. De leur côté, les forces de l’ordre neuchâteloises se sont aussi organisées. En 2012, elles lancent l’opération Tourbillon, en clin d’oeil à la mécanique de précision: patrouilles renforcées, contacts réguliers avec les entreprises à risque, mise sur pied d’un forum annuel organisé par la police, création d’un poste de chargé de sécurité pour le secteur de l’horlogerie.
«Les usines des grands groupes, c’est Fort Knox, poursuit Yvan Perrin. Mais les PME restent le maillon faible. Pour elles, la sécurité représente un investissement très lourd, pas rentable, voire un frein à la productivité. Alors tant qu’elles n’ont pas été touchées, elles hésitent à multiplier les dépenses dans ce domaine.» Surtout, le Neuchâtelois s’étonne toujours devant une certaine candeur: «Dans ce domaine, beaucoup sont des gens de la mécanique. L’or est leur matière première. Ils la travaillent comme l’ébéniste le bois. Quand ils ont un lingot en main, ils voient d’abord l’ouvrage à effectuer dessus avant sa valeur financière.»
Il faut dire que les habitants des Montagnes neuchâteloises côtoient l’or depuis plusieurs siècles. Selon Régis Huguenin, conservateur du Musée international d’horlogerie de La Chaux-de-Fonds, le métal a même participé à façonner l’urbanisme de la «ville-manufacture» décrite en son temps par Karl Marx: «Historiquement, des commis transportaient ces matières précieuses entre les ateliers des sous-traitants et les usines. C’était un va-et-vient incessant à travers la cité. On a créé ces avenues très larges, en damier, pour que ces transferts puissent se faire rapidement, en particulier lors des hivers où, alors, on se contentait de pousser la neige contre les murs.»
Aujourd’hui, même à l’heure numérique du bitcoin et des paiements par Twint, l’or demeure la valeur refuge, flirtant avec la barre des 40000 francs le kilo. C’est le métal roi. Surtout, il a tout pour plaire aux voleurs. «Contrairement au platine ou au palladium, le point de fusion est bas, explique Fabio Benoit, commissaire à la police cantonale neuchâteloise. Il est donc facile à fondre, à recycler. Il peut s’écouler partout; les filières sont multiples. Tout le monde n’achètera pas une montre de luxe, mais tout le monde achètera de l’or.»
Après la prise d’otage de Cendror, tous les regards se portent sur la France et les gangs issus de ses grandes banlieues. Ils ont remplacé le grand banditisme «à l’ancienne», qui ne subsiste plus qu’à Marseille et en Corse. Ces bandes ont longtemps été sous-estimées. On les pensait juste capables de braquer des supérettes de quartier. Mais les petites frappes se sont endurcies, se sont professionnalisées. «Plus déstructurée que la mafia habituelle, plus mobile, cette criminalité n’en est que plus dangereuse», précise encore Fabio Benoit.
Le policier neuchâtelois reste cependant confiant. Les enquêtes s’apparentent à des marathons, mais elles aboutissent régulièrement. Les techniques ne cessent de se perfectionner. «ADN, écoutes téléphoniques, empreintes digitales, caméras, système de lecture automatique des plaques d’immatriculation», égrène le commissaire, qui signale encore le récent développement de l’odorologie, des chercheurs hongrois et français ayant mis au point une éponge capable de capturer la signature olfactive d’un suspect. Depuis les Accords de Schengen, la collaboration et les échanges d’informations avec la police française se sont également intensifiés, jusqu’à la mise sur pied d’équipes communes d’enquêtes (ECE), qui permettent à des policiers suisses de participer à toutes les phases d’une procédure sur sol étranger.
Enfin, les braqueurs finissent souvent par se faire repérer, en claquant le butin de manière par trop ostensible ou en commettant un autre délit. Ainsi, l’un des auteurs du premier braquage de Cendror, en 2011, se fera attraper quelques mois plus tard sur sol vaudois. De même, grâce à l’analyse minutieuse de relevés téléphoniques, les protagonistes du casse de Metalor seront arrêtés, en France et même, pour l’un des protagonistes, au Brésil. Ce dernier sera d’ailleurs abattu en 2013 devant un bar de Porto Vecchio, après sa sortie de prison. On le disait proche du fameux gang corse de la Brise de mer.
La prise d’otage de Cendror restera-t-elle un acte isolé ou annonce-telle de nouveaux braquages? Pour Fabio Benoit, impossible de le dire. Situées en zone frontière, les usines des Montagnes neuchâteloises ont toujours été vulnérables à des incursions de gangs venus de France voisine. Yvan Perrin est plus pessimiste. «Si l’horlogerie continue d’afficher une réussite aussi éclatante et que le prix de l’or reste à ce niveau, le printemps pourrait être chaud.»
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«On se lève le matin en se demandant s’il ne va pas nous arriver quelque chose au cours de la journée. Quand ma femme sort, elle garde son téléphone en main» UN SOUS-TRAITANT HORLOGER «L’or est facile à fondre, à recycler. Il peut s’écouler partout; les filières sont multiples» FABIO BENOIT, COMMISSAIRE À LA POLICE CANTONALE NEUCHÂTELOISE