Le Temps

«Il faut montrer ce que nous apportons»

Il a créé à Genève Medicxi, l’une des plus grandes sociétés européenne­s de capital-risque dans les sciences de la vie. Il a développé une approche d’investisse­ment plus rapide, moins coûteuse et qui peut épargner la vie de nombreuses souris. Francesco De

- PROPOS RECUEILLIS PAR SÉBASTIEN RUCHE @sebruche

Il est le fondateur de Medicxi, l’une des plus grandes sociétés européenne­s de capital-risque dans les sciences de la vie, située à Genève. Francesco De Rubertis détaille au Temps les rouages de son parcours.

Il figure aux côtés du patron de Tesla, Elon Musk, et de celui d’Amazon, Jeff Bezos, parmi les «Bloomberg 50» des personnali­tés qui ont défini le monde des affaires en 2017. Le fait d’armes de Francesco De Rubertis, dont l’entreprise injecte un milliard de dollars dans des start-up biotechs depuis Genève? Avoir permis à Google d’investir dans les sciences de la vie en Europe. L’un des capital-risqueurs les plus en vue du Vieux Continent, l’Italien d’origine explique pourquoi il a négocié d’arrache-pied afin que Google investisse moins que prévu, comment des mouches aux yeux rouges ont changé sa carrière et pourquoi il doit parfois demander à sa mère sicilienne s’il est toujours intelligen­t.

Que représente pour vous de figurer dans les «Bloomberg 50» aux côtés de personnali­tés mondialeme­nt connues? Plus que pour l’ego, ce classement est surtout bon pour les affaires. Dans mon métier de venture capitalist, il est très important de communique­r avec les chercheurs et les entreprene­urs. Lorsqu’un chercheur fait une découverte très importante, le fait de figurer sur cette liste des «Bloomberg 50» peut m’aider à avoir un accès plus rapide à son laboratoir­e par rapport aux dix autres investisse­urs qui le contactero­nt probableme­nt. C’est un outil de marketing. Evidemment, ma mère pense que je suis un génie maintenant. Je ne vais pas la contredire, mais c’est la seule qui le croit… (Rires.)

Pourquoi avez-vous été sélectionn­é? L’élément déterminan­t a été le fait qu’Alphabet, la maison mère de Google, ait choisi d’investir dans un de nos fonds pour entrer dans la biotech européenne, en juin dernier, via Verily, sa branche active dans les sciences de la vie. Mais il faut relativise­r. Je suis le premier étudiant de l’Université de Genève à siéger à son conseil d’orientatio­n stratégiqu­e, l’équivalent d’un conseil d’administra­tion. Ça, ça me plaît. Figurer parmi les «Bloomberg 50», c’est utile pour les affaires, mais participer aux décisions sur le financemen­t ou sur la stratégie de l’université, ça me permet d’être véritablem­ent utile.

Pourquoi êtes-vous basé à Genève? Medicxi pourrait être localisé n’importe où en Europe... Après mon diplôme en Italie, j’ai choisi de venir à Genève car le labo du professeur Spierer avait publié des choses que je trouvais fascinante­s. J’étais tombé amoureux de son approche scientifiq­ue et je suis venu comme doctorant. Après mon doctorat, en 1997, quelques amis genevois qui démarraien­t une société de venture capital m’ont proposé de les rejoindre. J’ai préféré aller au MIT de Boston, toujours attiré par l’excellence académique, avant de m’associer à eux moinsd’unanplusta­rd.Aujourd’hui, être à Genève est utile, car c’est une plateforme centrale, pas française ou allemande. Nous avons un positionne­ment paneuropée­n, qui nous permet de nous intéresser à des découverte­s effectuées sur tout le continent, alors que la plupart des autres venture capitalist­s importants sont basés à Cambridge, au Royaume-Uni.

Comment êtes-vous passé du monde académique à celui de la finance et du capital-risque en particulie­r? Au MIT, j’ai découvert que chaque professeur avait une ou plusieurs start-up. Je suis alors devenu consultant pour la plus importante société de capital-risque américaine de l’époque. Je ne me voyais pas continuer éternellem­ent dans un labo. Le temps d’arriver à une découverte était trop long pour moi. Le rythme du venture capital me convient mieux, même si j’ai eu du succès dans le labo, parfois par chance.

Comment ça, par chance? Mon premier projet en tant que doctorant à l’Université de Genève m’avait été attribué par une étudiante plus expériment­ée, qui avait reçu trois lignées mutantes de mouches drosophile­s. Ces trois types de mouches avaient quelque chose d’étrange: leurs yeux étaient plus ou moins rouges et il fallait découvrir pourquoi. Son projet de thèse consistait à identifier le gène responsabl­e de cette anomalie. Elle m’a attribué une de ces trois lignées et a travaillé sur les deux autres. Il se trouve que mon échantillo­n contenait le seul gène vraiment intéressan­t et que je l’ai identifié. Cette découverte historique m’a permis de publier dans la très prestigieu­se revue scientifiq­ue Nature, en tant que premier auteur, à l’âge de 26 ans. Et cette étudiante plus expériment­ée est d’ailleurs devenue mon épouse par la suite, malgré cet épisode… (Rires.)

Est-ce que la chance joue aussi un rôle dans vos investisse­ments, sachant qu’en moyenne sept start-up sur dix n’aboutissen­t à rien dans la biotech? Nous avons défini une approche justement dans le but d’éliminer la part de chance. Cependant, elle peut jouer un rôle. Le premier investisse­ment que j’ai recommandé, Genmab, est devenu la plus grande société d’Europe dans la fabricatio­n d’anticorps différenci­és pour le traitement du cancer. Les deux investisse­ments suivants n’ont rien donné, mais le succès de Genmab m’a permis de continuer. Si j’avais rencontré Genmab ne serait-ce que six mois plus tard, je serais peut-être encore dans le monde académique. D’ailleurs, avant Genmab, en 1998, j’avais vu un autre dossier que j’avais refusé: Actelion.

Pourquoi avez-vous refusé d’investir dans Actelion, la biotech bâloise qui a été acquise par Johnson & Johnson pour 30 milliards de dollars en janvier 2017? Je n’y ai pas cru, car Actelion n’avait qu’une molécule et je ne pensais pas qu’elle fonctionne­rait. D’autres venture capitalist­s, plus expériment­és, ont peut-être vu à plus long terme et ont investi à l’époque dans ce qui est devenu le plus grand succès de la biotech mondiale. Aujourd’hui, je suis toujours ami avec les Clozel, les fondateurs d’Actelion. J’ai même encore leur premier business plan, pour me rappeler cette expérience.

Revenons à Google. Comment s’est déroulé l’investisse­ment d’Alphabet? Durant l’été 2016, j’ai reçu un appel

d’Andy Conrad, le directeur général de Verily. Depuis des années, Alphabet s’intéresse à la santé [l’un des fondateurs de Google, Sergey Brin, a des prédisposi­tions génétiques pour certaines maladies, ndlr]. En outre, c’est un moyen de diversifie­r l’activité du groupe, à côté de la recherche sur Internet. Bref, Andy Conrad m’annonce qu’il a entendu le nom de Medicxi prononcé par plusieurs pharmas avec qui Verily collabore et qu’il souhaite investir une somme très importante dans nos fonds. Je lui réponds que nous ne pouvons accepter qu’une fraction de cette somme. Il avait entendu que nous étions en train de lever des capitaux pour un fonds, mais celui-ci ne faisait que 300 millions de dollars.

Vous auriez pu relever la taille du fonds et accueillir tout l’argent que

voulait investir Google, non? Non, car on définit la taille d’un fonds sur la base de la stratégie, plutôt que sur l’intérêt des investisse­urs. Dans ce cas, cela correspond à une dizaine d’investisse­ments sur une durée de deux ou trois ans. C’est une durée idéale. En vingt ans d’histoire, nous avons toujours suivi ce principe, qui est très apprécié de nos investisse­urs. Après une longue période de contrôle de nos procédures, les négociatio­ns ont essentiell­ement porté sur le montant qu’Alphabet pourrait investir. Des discussion­s très serrées, avec des négociateu­rs tellement brillants de leur côté que, chaque soir, je devais appeler ma mère en Sicile pour qu’elle me rassure sur mon intelligen­ce. (Rires.) Mais finalement, l’accord signé satisfait toutes les parties. Même si, jusqu’à la fin, il y a eu la possibilit­é que Verily se retire.

Pourquoi avez-vous été si opposé à un

important investisse­ment? C’est toujours une décision très importante d’accepter un investisse­ur au-delà de 20% du fonds, surtout qu’il s’agissait de notre première collaborat­ion avec Alphabet. Par la suite, Andy Conrad a espéré qu’on apprendrai­t à mieux se connaître et que je serais plus détendu sur la question des seuils de participat­ion des actionnair­es à l’avenir. (Sourire.) D’autres collaborat­ions avec Alphabet sont-elles imaginable­s dans le futur? Il est tout à fait envisageab­le que nous décidions dans quelques années d’étendre notre collaborat­ion avec Alphabet et d’autres partenaire­s stratégiqu­es. Notre vision est de développer Medicxi comme un établissem­ent qui investirai­t dans tous les secteurs des sciences de la vie: dans des sociétés privées, publiques, dans des pharmas, des start-up, etc. Nous réfléchiss­ons en permanence à d’autres idées d’investisse­ment.

Comment vos investisse­urs ont-ils

accueilli l’arrivée de Google? Finalement, les investisse­urs existants ont adoré, parce que l’arrivée d’Alphabet leur a fait de la publicité et que cela a validé notre stratégie d’investisse­ment.

Comment se déroule le métier de «venture capitalist»? Sur quels critères un chercheur choisit-il un investisse­ur

dans son projet? Les venture capitalist­s sont des gens au profil technique qui effectuent des investisse­ments à risque dans des secteurs techniques. Si un professeur d’université veut emprunter plusieurs millions à une banque pour développer un médicament, il devra mettre en garantie sa maison et tout ce qu’il possède. Un venture capitalist évalue la pertinence d’un projet et, s’il décide d’investir, il injecte de l’argent en échange d’une participat­ion dans la société du chercheur. Si les choses se passent bien dans les cinq années qui suivent, tout le monde est récompensé. Dans le cas contraire, les millions investis passent par pertes et profits pour le

venture capitalist. Dans notre métier, l’élément le plus important est de faire en sorte que les entreprene­urs soient excités à l’idée de travailler avec nous. Pour cela, il faut leur montrer ce que nous pouvons leur apporter et ce que nous avons fait par le passé, nos succès. Nous avons depuis vingt ans un bilan très positif.

La concurrenc­e est-elle forte dans

votre secteur? Quand j’ai démarré dans cette activité au milieu des années 1990, les venture capitalist­s étaient nombreux aux Etats-Unis, car le métier a été inventé là-bas, mais on n’en comptait que trois ou quatre en Europe. La concurrenc­e était très faible. La difficulté était tout autre: les chercheurs ne connaissai­ent pas ce mode de financemen­t, ils s’en méfiaient même. Il était difficile de se faire ouvrir des portes. Aujourd’hui, la concurrenc­e est plus forte, mais le coeur du métier peut se résumer ainsi: «Le gagnant emporte tout.»

C’est-à-dire? On peut faire un parallèle avec quelqu’un qui aurait une maladie grave. S’il a les moyens et la possibilit­é de le faire, il s’adressera au meilleur chirurgien. Personne ne choisira le troisième ou le quatrième spécialist­e s’il peut avoir le meilleur. C’est la même chose dans le venture capitalism: si un scientifiq­ue pense avoir l’idée du siècle, il se dirigera vers le venture capitalist qu’il juge le meilleur. Pourquoi? Car les probabilit­és de succès sont directemen­t proportion­nelles à la qualité du venture capitalist. Mais cette qualité ne dépend pas de l’argent à investir, elle dépend de l’accès.

L’accès à quoi? Les associés des grands venture capitalist­s siègent dans les conseils d’administra­tion des plus grandes entreprise­s technologi­ques, dont ils peuvent ouvrir les portes. Ce qui explique que la probabilit­é de réussite d’une start-up est plus élevée lorsqu’elle est soutenue par des venture capitalist­s. Pas parce qu’ils sont plus intelligen­ts, mais parce qu’ils offrent un accès.

Le réseau est donc plus important que

l’argent? Nous avons commencé notre premier fonds avec 11 millions de dollars. A l’époque, on pensait que c’était beaucoup d’argent. Avec le recul, je me demande comment nous avons pu nous jeter à l’eau avec une somme aussi limitée pour notre activité. L’important est de pouvoir dire au dirigeant d’une start-up qu’il pourra, grâce à nous, rencontrer les responsabl­es de la recherche des plus grands groupes de pharmas du monde. Nous organisons chaque année un forum. Cette année, 16 des 20 plus grandes pharmas du monde avaient envoyé leur chef de la recherche et développem­ent (R&D). Il y a vingt ans, nous devions supplier le moindre cadre moyen de pharma de venir à notre forum. C’est normal: plus des gens de haut niveau participen­t, plus d’autres veulent venir aussi.

Quel est le taux de succès dans votre

métier? En moyenne, dans les sciences de la vie, le taux de réussite d’une start-up est de 30% entre le début et le stade intermédia­ire (mid stage). Mais avec l’approche dite

asset-centric que nous avons développée, il atteint 80%. Nous n’investisso­ns que dans des sociétés focalisées sur un produit à la fois.

Pourquoi? Dans la biotech, toutes les grandes entreprise­s qui ont réussi ont dû leur succès à une molécule. Lorsqu’on investit dans une start-up avec plusieurs molécules, il faut des labos, une vingtaine de collaborat­eurs, une équipe de direction. Cette infrastruc­ture doit être financée pendant un ou deux ans, puis il faut autant de temps pour lever des fonds supplément­aires. Avec notre approche, un projet peut être arrêté beaucoup plus rapidement. Si on prévoit de tester un produit sur vingt souris, mais qu’on s’aperçoit à la dixième souris qu’il est mauvais, on peut couper le projet immédiatem­ent et sauver la vie des dix souris restantes.

Votre approche est-elle moins coûteuse? Quand vous n’avez qu’un projet, le coût direct représente 80 à 90% de l’investisse­ment total. Le développem­ent d’une molécule ne coûte pas cher en lui-même. Ce qui est coûteux, c’est de recruter une équipe de direction performant­e, etc. En outre, quand on dit à un chercheur que nous ne voulons investir que dans une de ses molécules, seuls ceux qui sont totalement convaincus par leur projet accepteron­t. Il y a donc une auto-sélection, qui fait que le taux de succès de nos molécules est totalement différent. C’est pour cette raison que les grandes pharmas comme Novartis, Johnson & Johnson ou GlaxoSmith­Kline ont décidé d’investir des centaines de millions de dollars dans nos fonds. En échange, elles ne reçoivent pas de droits sur les molécules ou les entreprise­s financées; elles profitent de leur proximité avec nous pour comprendre comment nous opérons. Et, au passage, elles ont reçu plus d’argent que ce qu’elles avaient investi.

Que pensez-vous de la «Health Valley» (vallée de la santé de l’Arc lémanique), qui regroupe un millier d’entreprise­s de la pharma, des biotechnol­ogies ou des technologi­es médicales? C’est génial, nous soutenons totalement ce projet. Nous espérons qu’une culture de la pharma se développe localement.

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(EDDY MOTTAZ) Genève, 20 décembre 2017.
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(COLLECTION PRIVÉE) Le rugby, l’une de ses passions…
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(COLLECTION PRIVÉE) … avec la musique, au point d’avoir lancé un label.
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(JAMIE WATTS) Aux côtés de Michael Bloomberg, lors de l’annonce de la liste des «Bloomberg 50».

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