Le document partagé qui fait bouger les lignes
J’ai longtemps été contre l’anonymat: ceux qui critiquent, voire accusent, doivent sortir du bois et être prêts à assumer ce qu’ils avancent. C’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles le métier de journaliste rencontre une difficulté supplémentaire par rapport à bien d’autres. A la fin, c’est l’auteur qui signe, avec son nom quand ce n’est pas avec sa voix et son visage. S’il a fait une erreur, s’il a bousculé certaines idées, les contradicteurs s’en prendront à ce messager.
Pourtant les choses changent. Ou plutôt parfois, elles ne changent pas. Certaines mauvaises habitudes constituent des pratiques tellement quotidiennes qu’il faut plus que du courage pour faire bouger les lignes. Cette témérité qu’il faut embrasser, c’est par exemple celle de ces femmes qui ont pris la parole pour dénoncer ce qui deviendra l’affaire Weinstein. Dans ce cas-là, certaines ont avancé à visage découvert. Elles ont été encensées pour avoir fait le saut de l’ange et être retombées sur leurs pieds. Alors que personne – et surtout pas elles – ne savait où finirait leur trajectoire. Dans d’autres affaires, d’autres femmes – moins puissantes – ont dû rester sous couverture, craignant pour leur réputation, leur carrière, voire leur vie dans le cas de l’affaire Ramadan, par exemple.
Cette envie de bousculer le vieux monde s’exprime désormais chez ces nombreux anonymes qui s’échangent des Google Docs, emportés dans un activisme d’un nouveau genre. Cette extension du célèbre moteur de recherche constitue la colonne vertébrale de nombreuses entreprises à travers le monde. Un Google Doc n’a rien d’excitant, son design s’avère autant minimaliste que ses couleurs pétaradantes. Mais il permet une approche collaborative qui a pour vertu de démultiplier les effets du travail en équipe.
Cet outil permet de nourrir à plusieurs une trace qui vaut pour tous. Un détournement récent permet d’avancer masqué à travers des Google Docs pour mettre à jour toute une série de dysfonctionnements contemporains. Ces échanges peuvent rendre compte des écarts de salaire au sein d’une même entreprise ou d’une même profession, chacun dévoilant sa fonction, son traitement, et pas plus. Ils peuvent aussi constituer la liste noire que des femmes ont créée aux Etats-Unis au sujet des hommes qu’il faut éviter de croiser dans une carrière professionnelle à cause de leurs comportements inadéquats, voire violents. Les victimes d’Harvey Weinstein elles-mêmes ont eu recours à cette méthode collaborative pour savoir combien elles étaient et démontrer ainsi l’ampleur des méfaits commis par le producteur de cinéma.
L’anonymat n’est bien sûr pas garanti et il y a toujours le risque d’être repéré. Mais cet activisme permet de réguler des comportements devenus inadmissibles dans le monde du travail. Et pour cela, LinkedIn ne peut rien.
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