Le Temps

L’ombre de la mafia dans les cafés tessinois

Une grande enquête en Italie révèle des activités de la mafia calabraise, la ‘ndrangheta, dans l’oeno-gastronomi­e au sud des Alpes. Dans le secteur «où les entreprise­s se créent et se dissolvent facilement», on ne s’en étonne pas

- ANDRÉE-MARIE DUSSAULT, LUGANO

Le clan Farao-Marincola de la 'ndrangheta aurait des intérêts dans le secteur oenogastro­nomique à Chiasso et à Lugano. C'est ce que révèle l'enquête Stige, la «plus grande opération en termes d'arrestatio­ns – 169 – en vingttrois ans», menée par le procureur Nicola Gratteri, à Catanzaro, en Italie. L'hypothèse des investigat­eurs, dont les résultats ont été divulgués à mi-janvier, est que le clan ait voulu reproduire le modèle mis en place en Allemagne où il a imposé ses produits de la Calabre, notamment du vin.

Les écoutes téléphoniq­ues font état d'un million de bouteilles vendues en Suisse, essentiell­ement au Tessin, à des restaurant­s leur appartenan­t et à d'autres, «associés». Le rapport de l'enquête fait également état de potsde-vin récupérés une fois par mois en Suisse et d'un trafic d'armes avec la Péninsule.

«L’omerta règne»

Avant même que les conclusion­s du parquet de Catanzaro ne soient connues, Massimo Suter, président de GastroTici­no, avait déjà eu vent de la présence de vins de provenance douteuse dans des restaurant­s tessinois. «Des employés ont émis des doutes par rapport à des situations suspectes. Nous ne disposons cependant d'aucune preuve. Et personne ne veut parler, l'omerta règne.»

Comme associatio­n de secteur, GastroTici­no encourage ses membres à être vigilants et à s'en tenir au fait qu'ils peuvent être approchés par des individus liés au crime organisé. «Ce qui nuit terribleme­nt au secteur, c'est la concurrenc­e déloyale, ajoute-t-il. Enormément de capitaux d'origine opaque circulent et sont utilisés pour acheter des restaurant­s qui affichent des prix que les restaurate­urs honnêtes ne peuvent pas concurrenc­er.»

Responsabl­e du secteur tertiaire, dont la restaurati­on, au syndicat Unia, Giangiorgi­o Gargantini non plus n'est pas surpris des révélation­s de l'enquête Stige. Il reconnaît lui aussi que dans la restaurati­on, la concurrenc­e déloyale représente une véritable plaie, d'autant que les contrôles sont moins fréquents et plus superficie­ls dans le tertiaire. «Un grand problème est la facilité avec laquelle on peut ouvrir, fermer et faire passer un restaurant d'un propriétai­re à l'autre.»

Souvent, ceux-ci, faute de posséder les compétence­s requises, se retrouvent en difficulté­s économique­s et à ce moment-là, le risque est bien réel qu'ils soient approchés par des financiers aux fonds d'origine louche, expliquet-il. «C'est là où le danger de recyclage d'argent sale se manifeste. Ces cas engendrent une concurrenc­e déloyale pénalement condamnabl­e dont pâtissent les restaurate­urs qui respectent les règles.»

Pizzerias sous emprise

Selon une source proche du milieu judiciaire tessinois, mais qui souhaite garder l'anonymat, les Calabrais possèdent une grande part des pizzerias du canton. «Il existe une importante communauté calabraise au Tessin, depuis toujours. Bien sûr, ceux-ci ne font pas forcément partie de la 'ndrangheta, ce sont peut-être les gens les plus honparce nêtes du monde, mais leurs origines les rendent plus vulnérable­s face à la mafia calabraise.»

Député PDC au Grand Conseil tessinois et syndicalis­te (OCST), Giorgio Fonio est à l'origine de plusieurs démarches parlementa­ires visant à renforcer la lutte antimafia. «Etant un des secteurs où les entreprise­s se créent et se dissolvent facilement et où le nombre de faillites est parmi les plus importants, la restaurati­on peut être particuliè­rement sujette à l'infiltrati­on mafieuse.»

Le député interpella­it récemment le parlement cantonal, regrettant que les compétence­s liées à la mafia relèvent in primis du Ministère public de la Confédérat­ion (MPC) et revendiqua­nt leur décentrali­sation. «Il me semble contre-productif que ces enquêtes soient menées à Berne, alors qu'au Tessin, nous disposons des connaissan­ces liées au territoire, aux entreprise­s et aux fiduciaire­s locales.»

Les vins de provenance douteuse seraient écoulés dans des restaurant­s tessinois, selon la police italienne. «Ces cas engendrent une concurrenc­e déloyale pénalement condamnabl­e dont pâtissent les restaurate­urs qui respectent les règles»

Sollicité par Le Temps par rapport à l'enquête Stige, le MPC affirme qu'il a pris connaissan­ce de l'opération et qu'il n'a pas été saisi de cette affaire. Porte-parole fedpol, Cathy Maret soutient qu'il est connu que la 'ndrangheta utilise la restaurati­on de manière stratégiqu­e, par exemple pour le blanchimen­t d'argent ou l'utilisatio­n des locaux pour le traitement d'affaires illicites. Des cas isolés sont connus en Suisse également. Elle ajoute que la présence de la mafia calabraise ne se limite pas aux cantons limitrophe­s avec l'Italie, mais qu'elle est un peu partout en Suisse.

 ?? (KARL MATHIS/KEYSTONE) ?? GIANGIORGI­O GARGANTINI, SYNDICAT UNIA
(KARL MATHIS/KEYSTONE) GIANGIORGI­O GARGANTINI, SYNDICAT UNIA

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland