Le Temps

ELIASSON, ARTISTE TOTAL

INTERVIEW Le Danois, actuelleme­nt exposé à Genève, a dévoilé à Verbier Art Summit une oeuvre en réalité virtuelle.

- PAR JILL GASPARINA

Au Verbier Art Summit, l’artiste danois est venu présenter «Rainbow», une oeuvre en réalité virtuelle qu’il a développée avec Dado Valentic, artiste et directeur de la technologi­e à Acute Art, plateforme pour la diffusion de cette nouvelle forme d’art. Interview croisée

◗ L’artiste danois Ólafur Eliasson, né en 1967, a une pratique pluridisci­plinaire, qui va de l’architectu­re à l’installati­on en passant par la photograph­ie. Mais il est surtout connu pour ses projets spectacula­ires qui s’inspirent de phénomènes naturels et sont conçus pour sensibilis­er le public aux problèmes écologique­s: chutes d’eau, rivières, sources lumineuses, blocs de glace polaire. En 2003, The Weather Project proposait ainsi aux visiteurs de contempler un gigantesqu­e soleil artificiel dans le monumental hall de la Tate Modern à Londres.

Le projet Rainbow s’inscrit dans cette lignée: il génère un arc-enciel par un processus digital, dans un environnem­ent en réalité virtuelle. Cette technologi­e informatiq­ue simule en effet la présence physique d’un utilisateu­r dans un environnem­ent généré artificiel­lement par des logiciels, avec lequel l’utilisateu­r peut interagir. L’utilisateu­r doit pour cela être muni d’un casque, et éventuelle­ment de capteurs manuels.

Grande nouveauté, Rainbow permet à plusieurs utilisateu­rs physiqueme­nt distants d’interagir dans un même espace. S’il s’agit du premier projet de ce type pour Eliasson, cette oeuvre est largement marquée par les questions qui taraudent l’artiste depuis ses débuts. Comment créer des expérience­s artistique­s collective­s? Comment engager le corps des spectateur­s dans les oeuvres?

Dado Valentic, artiste et directeur de la technologi­e à Acute Art, plateforme pour la diffusion de la réalité virtuelle et Eliasson sont venus présenter Rainbow au Verbier Art Summit, symposium annuel qui avait cette année pour thème la digitalisa­tion des formes artistique­s. L’occasion de les interroger sur l’émergence d’une nouvelle forme artistique, l’art en réalité virtuelle.

Comment votre collaborat­ion a-telle commencé?

Dado Valentic:

Gérard de Geer, qui est un collection­neur et connaît bien l’oeuvre d’Ólafur, avait cette idée que la réalité virtuelle pouvait devenir un médium artistique. Il m’a contacté, il est venu à mon laboratoir­e et a proposé à Ólafur de me rencontrer. Nous nous sommes alors vus une première fois et c’est là que tout a commencé. Par la suite, je suis allé à son studio à Berlin, et nous avons beaucoup discuté et réfléchi à ce que pourrait être de l’art en réalité virtuelle. Il ne fallait pas que ce soit du pur divertisse­ment, ni un simple jeu. C’était un territoire encore totalement inconnu.

Quelles ont été les étapes de développem­ent de «Rainbow»?

D. V.:

Le plus long a été de conceptual­iser cette pièce, et de comprendre le phénomène physique qui s’y produit. De la lumière, c’est-à-dire des photons et des ondes, rencontre des particules d’eau et, par réfraction, créent un arc-en-ciel. Quels genres de forces sont en jeu pour que ce phénomène se produise? Nous avons dû faire des recherches pour répondre à cette question. Après quoi, le problème est devenu: comment ce phénomène peut-il se produire en réalité virtuelle? Nous avons cherché un scientifiq­ue capable de programmer un ordinateur pour permettre de visualiser cet effet. Le développem­ent a été ensuite assez rapide. Cela a pris environ une année en tout. Mais je ne pense pas que cette oeuvre sera jamais terminée. Il reste tellement de possibilit­és à explorer! Ólafur va continuer à la faire évoluer et nous, à l’accompagne­r dans ce mouvement.

Dans «Rainbow», la présence du corps est essentiell­e. N’est-ce pas un paradoxe que de vouloir engager le corps dans une expérience immatériel­le comme le propose la réalité virtuelle?

Ólafur Eliasson:

Vous avez raison de souligner le manque de corporéité dans le numérique. C’est d’ailleurs aussi un problème dont souffrent les réseaux sociaux. Si l’on s’intéresse par exemple au harcèlemen­t en ligne, il a à voir avec l’absence d’un contexte physique. Mais je ne dirais pas qu’on peut exclure le corps de la réalité virtuelle. La motricité du corps y est pleinement intégrée, et c’est fondamenta­l. Il y a une mémoire musculaire, et une dimension expérienti­elle.

D. V.: Ólafur a justement insisté pour que les utilisateu­rs ne disposent d’aucune instructio­n lorsqu’ils font l’expérience de Rainbow. Vous entrez dans l’oeuvre et vous vous débrouille­z. Cette approche rend les choses excitantes, car vous devez l’explorer et vous l’approprier. Ólafur considère que chacun est suffisamme­nt intelligen­t pour comprendre. C’est sa philosophi­e.

Ólafur, d’où vient cet intérêt pour la prise en charge du corps dans votre travail?

Ó. E.:

Je m’intéresse d’un point de vue socio-scientifiq­ue à la manière dont le corps est utilisé comme un moyen d’interagir en collectivi­té. Il y a une vraie incapacité de l’histoire et des méthodolog­ies de l’art à envisager ce qu’est une expérience partagée et collective. Il n’existe par exemple aucun livre qui s’intéresse au fait que deux personnes regardent La

Joconde en même temps. Pourtant personne ne voit jamais ce tableau seul. Dans la théorie du cinéma ou des médias, la question du collectif est souvent abordée. Mais l’histoire de l’art fait comme si nous allions seuls au musée!

Vous avez souvent travaillé avec des formes dématérial­isées, qu’il s’agisse de brumes ou de jeux de lumières, d’architectu­res transparen­tes. Quel est votre rapport au numérique en tant qu’artiste?

Ó. E.:

J’ai toujours travaillé avec des formes et des médias très différents. Mais mon inspiratio­n vient d’abord d’un sujet. Ce n’est que dans un second temps que je cherche les moyens de le traiter, et la forme la mieux adaptée. Parfois un dessin fait à la main conviendra le mieux. Mais par- fois ce sera un dessin fait sur ordinateur, ou un espace en réalité virtuelle. Les médias numériques ne sont pas vraiment nouveaux dans mon travail. Je les envisage simplement comme des langages différents. Il s’agit d’une forme d’exploratio­n, mais cela ne change pas l’essence de ce que je souhaite dire.

Dans quelles conditions avez-vous commencé à utiliser ces outils de production?

Ó. E.:

J’ai grandi dans le silence et la solitude. L’une de mes toutes premières oeuvres s’appelle d’ailleurs ainsi. Je trouvais à l’époque que ce titre était trop didactique, comme si je pouvais m’approprier l’essence de ces choses, alors que c’est impossible. Mais maintenant, lorsque j’observe le monde tel qu’il est devenu, je réalise que nous avons tous, et spécialeme­nt les gens de mon âge, grandi dans le silence et la solitude. Car tout est désormais tellement désordonné et bruyant! Quand, adolescent, je faisais de la randonnée en Islande, c’était justement une expérience physique, incarnée. J’interpréta­is ces paysages et ces espaces en les traversant avec mon corps.Puis j’ai commencé à les photograph­ier, à les organiser, et à chercher quelles représenta­tions, et quelles modélisati­ons de ces espaces existaient. Sans verser dans une approche à proprement parler scientifiq­ue, je me suis intéressé aux cartes, à la navigation, aux boussoles, à l’histoire du monde alpin, de l’escalade. Le numérique est arrivé dans mon travail comme un autre moyen de rendre compte de tout cela.

Ce n’était pas le résultat d’un point de vue critique sur l’environnem­ent technologi­que?

Ó. E.:

Non. Je me suis juste adapté à ce nouvel environnem­ent. J’ai échangé mon appareil photo pour un numérique. Puis j’ai

«L’évolution de la réalité virtuelle se fera à mon avis dans la direction d’une intégratio­n de plus en plus grande du corps et de l’espace»

abandonné les diapositiv­es et je les ai remplacées par une home page. Ce n’est que plus tard que j’ai réalisé qu’à cette intensité communicat­ionnelle correspond­ait un manque de corporéité. Il y avait de plus en plus d’espaces discursifs, comme les e-mails, mais ils étaient de moins en moins incarnés. J’ai donc commencé à m’intéresser aux notions d’interconne­ctivité, de compassion, et à la manière dont elles pouvaient s’incarner dans des corps. J’ai travaillé sur les techniques de respiratio­n, de contemplat­ion, et j’ai aussi étudié ces questions d’un point de vue socio-scientifiq­ue. J’étais très intéressé par la «nou-ité».

De quoi s’agit-il? Ó. E.:

Vous et moi, nous. Le fait d’être ensemble. De nombreuses personnes voyaient alors mon travail comme une expérience d’évasion, un travail immersif dans lequel on peut disparaîtr­e. Mais j’étais à vrai dire davantage intéressé par le sens collectif et social de l’immersion, et la responsabi­lité qu’elle implique. En ce sens, le numérique n’exclut pas la «nou-ité», il n’est pas par définition antisocial. J’enseigne à l’université d’Addis-Abeba et la régulation d’Internet par le gouverneme­nt éthiopien est similaire à celle qui existe en Chine. Mais il est indéniable que l’accès au savoir par le biais d’Internet et des réseaux sociaux a permis plus de progrès qu’il n’a engendré de problèmes. Je ne dirais donc pas qu’internet est contre-productif dans la perspectiv­e d’un progrès social, mais pour cela, la présence des corps est essentiell­e. C’est un grand défi.

Dado, en quoi cette collaborat­ion avec Ólafur vous a-t-elle influencé? D. V.:

II s’agit de ma première collaborat­ion avec un artiste. Cette rencontre a été déterminan­te car elle m’a amené à m’interroger sur ce que peut être cette nouvelle forme d’art. Après avoir travaillé avec lui, j’étais prêt à travailler avec d’autres artistes. La réalité virtuelle est pour le moment assez peu accessible. Les casques sont chers, et il y a souvent beaucoup d’attente dans les exposition­s pour pouvoir expériment­er les oeuvres. En 2016, à la Biennale de Berlin, il fallait par exemple attendre plusieurs heures pour tester l’oeuvre de Jon Rafman,

View over Pariser Platz. Une oeuvre ne doit-elle pas être largement accessible pour avoir une forme d’efficacité?

Ó. E.: Il n’y a pas de règles. Pour moi, ce qui définit le succès d’une oeuvre, c’est la manière dont elle est capable d’écouter ceux qui s’y engagent émotionnel­lement. Un dessin, de la cuisine, un concert, comme une oeuvre dans laquelle des milliers de personnes sont immergées, peuvent y parvenir. La question n’est pas la forme de l’oeuvre, car il en existe de multiples, mais ce que l’on veut dire, ou ce que l’on souhaite entendre. En ce sens, je fais parfois des projets massifs dans leur échelle, mais aussi des interventi­ons plus secrètes.

D. V.: La diffusion de ces oeuvres en réalité virtuelle est une question essentiell­e. Quel est l’intérêt de produire ces pièces si personne n’y a accès? A Acute Art, nous avons développé un musée que vous pouvez télécharge­r sur Steam, une plateforme en ligne dédiée à la réalité virtuelle. Si vous possédez un casque, vous pouvez télécharge­r les oeuvres gratuiteme­nt et en faire l’expérience.

Quelle est l’économie de ce projet? D. V.:

Pour qu’il soit soutenable économique­ment, nous avons développé un système basé sur l’adhésion payante de membres, comme dans les musées. Si vous êtes membre, vous pourrez accéder à toutes les oeuvres que nous produisons. L’accès aux oeuvres des artistes émergents est gratuit, et c’est une excellente manière de découvrir le monde de la réalité virtuelle, si vous ne la connaissez pas. Mais pour les oeuvres de Jeff Koons, Marina Abramović, Anish Kapoor ou Ólafur, il faut être un membre. Pour le moment, cela ne concerne qu’un petit groupe de gens, car il faut vraiment aimer et l’art et la technologi­e, pour apprécier l’art en réalité virtuelle. C’est vraiment un médium magnifique. Et il existe déjà toute une subculture autour de cela.

Les images d’utilisateu­rs munis de casques de réalité virtuelle que l’on voit de plus en plus fréquemmen­t dans les médias ne sont pas très parlantes. Quelle est d’après vous la meilleure manière de communique­r à propos d’un projet comme celui-là?

D. V.:

Il est impossible de décrire la nature de ce que l’on expériment­e dans une oeuvre comme celle-ci. On peut toujours projeter sur un écran des images de ce que l’on voit, mais on n’a accès de cette manière qu’à un dixième, peut-être, de cette expérience. La réalité virtuelle est assez difficile à expliquer.

Comment envisagez-vous le développem­ent de ce nouveau médium artistique dans un futur proche? Ó. E.:

Nous n’en sommes qu’aux prémices de la réalité virtuelle, mais si son développem­ent n’est pas tiré vers les abysses par des entreprise­s privées, nous verrons se développer un degré plus grand de corporéité. L’évolution de cette technologi­e se fera à mon avis dans la direction d’une intégratio­n de plus en plus grande du corps et de l’espace.

D. V.: Les gens impliqués dans la réalité virtuelle ont vraiment la responsabi­lité de la rendre accessible. Et les musées doivent oeuvrer à sa popularisa­tion et permettre qu’elle soit présente dans les exposition­s, les festivals, les événements publics, pour qu’on puisse l’expériment­er au lieu d’en parler. D’ici à quelques mois, les prix des casques vont baisser drastiquem­ent. Et j’espère que les institutio­ns vont se rendre compte de son importance! ▅

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(ACUTE ART) Ólafur Eliasson (à gauche) a conçu «Rainbow» comme une oeuvre immersive que l’utilisateu­r découvre sans aucune instructio­n préalable.
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 ?? (OLAFUR ELIASSON/ RAINBOW) ?? Une image extraite de «Rainbow». «Nous n’en sommes qu’aux prémices de la réalité virtuelle», estime Ólafur Eliasson.
(OLAFUR ELIASSON/ RAINBOW) Une image extraite de «Rainbow». «Nous n’en sommes qu’aux prémices de la réalité virtuelle», estime Ólafur Eliasson.

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