Le Temps

PHILIPPE BISCHOF, MONSIEUR CULTURE

- PAR ALEXANDRE DEMIDOFF t alexandred­mdff

Le Bâlois prône un rapport décomplexé entre artistes et marché, mais défend une création pointue. Grande rencontre avec le nouveau directeur de Pro Helvetia.

Il prône un rapport décomplexé entre artistes et marché, mais défend une création pointue. Le Bâlois Philippe Bischof, 50 ans, entre en scène, à la tête de la Fondation suisse pour la culture. La profession de foi d’un manager cosmopolit­e qui ne craint pas la joute

◗ La semelle est affûtée, l’oeil azuré. Le Bâlois Philippe Bischof a le ski léger dans la poudreuse, on le jurerait. L’autre jour à Zurich, dans la grande maison blanche où loge Pro Helvetia, il vous entraîne au pas de course sous les toits, vers une salle de conférence­s. C’est là que le directeur de la fondation reçoit. Alors comment est-il, le nouvel homme fort de la culture helvétique?

UNE GUEULE D’ACTEUR

Il a l’allure d’un montagnard en tweed – La Montagne magique de Thomas Mann. Une gueule de cinéma – d’auteur, bien sûr, tendance Daniel Schmid. Un air plus cosmopolit­e que confédéral – un atout. On le soupçonne d’être romantique, à la mode russe: Rachmanino­v fait partie de son panthéon. Il pèse ses mots – dans un français presque parfait – mais se plaît dans la controvers­e. Il a le goût du théâtre – il a été metteur en scène –, le sens des circonstan­ces, donc.

Cette semaine, justement, Philippe Bischof, 50 ans, entre en scène, après 100 jours de rodage dans les murs du 22 Hirschengr­aben. La première chose qu’il vous dit, c’est qu’il est ému par ce qu’il vit, on le croit volontiers. Il respire une solidité sportive, tendance endurant sensible. Hypothèse? Disons intuition. Cette ambition lui a permis d’enchaîner les postes de choix, à la tête du centre culturel Südpol à Lucerne, puis à celle du Départemen­t des affaires culturelle­s du canton de Bâle-Ville.

FOOTBALLEU­R ET ROMANTIQUE

Cette robustesse de chamois est un atout dans un contexte de turbulence. L’initiative «No Billag» rappelle que le système et les institutio­ns sont contestés. Les budgets culturels des collectivi­tés publiques ne sont pas près d’augmenter. Pro Helvetia croule sous les demandes d’aide. Mais ses moyens sont limités. Le terrain de jeu de Philippe Bischof est parsemé de nids-depoule. Il ne craint pas ce type de pelouse: à 15 ans, milieu de terrain au sein du FC Bâle, section junior, il adorait faire des passes qui changent la donne.

D’où venez-vous?Je viens d’une famille mixte, juive par ma grandmère autrichien­ne. Mon père, saint-gallois et catholique, s’est établi à Bâle. C’est là que mes parents se sont rencontrés. J’y suis né. Mon histoire familiale est marquée par le voyage. Mon père était journalist­e, reporter et correspond­ant. Pour le Tages-Anzeiger notamment, il a couvert la vie politique, économique, en Suisse et à l’étranger. Quand j’étais enfant, nous l’avons suivi à Paris, Florence et Londres. Mon intérêt pour le monde, ma passion des langues et des cultures viennent de là, de ce nomadisme et des rencontres avec l’inconnu.

Après 100 jours à la tête de la fondation, que rêvez-vous de changer?Il

ne nous faut pas changer, mais évoluer. Je suis impression­né par la vitalité de la fondation, par l’engagement des collaborat­eurs. Je veux néanmoins qu’on s’interroge sur l’utilité et la pertinence de nos actions. Je souhaite aussi qu’on reste ouvert aux nouvelles tendances.

Lesquelles?

La digitalisa­tion et ses multiples conséquenc­es. Mais aussi le rapport entre culture et genre. Et l’intercultu­ralité, évidemment, qui est un phénomène majeur. Nos sociétés sont des sociétés de migration. Il faut considérer cette dimension et la grande question qui en découle: qu’est-ce que la culture suisse, comment invitet-on la population à y participer? Enfin, les interfaces entre art, technologi­e et innovation m’intéressen­t beaucoup, il y a un grand potentiel. Les artistes que Pro Helvetia soutient sont-ils assez ouverts au marché? Un créateur est-il aussi un entreprene­ur? On sous-estime la dimension entreprene­uriale des artistes. Je veux la mettre en avant. N’oublions pas qu’un créateur prend un risque énorme quand il se lance dans un projet, même s’il est soutenu par la Ville, le canton et Pro Helvetia. Notre mission n’est toutefois pas de soutenir un art commercial, mais d’encourager des projets novateurs, de niche parfois. A partir de là, on peut soutenir l’accès au marché. Chaque créateur doit rencontrer son public, bénéficier d’une réception et toucher ainsi son marché.

Un exemple? Notre aide à la traduction. A priori, cette activité n’est pas commercial­e. Mais son impact est évident. Un ouvrage traduit, c’est potentiell­ement un livre vendu et lu ailleurs, un nouveau champ de lecteurs qui s’ouvre. Nous constatons que la demande de soutien à la traduction est grande. Et que notre effort porte ses fruits: des écrivains suisses sont invités à l’étranger. Nous avons contribué à la traduction en polonais de l’avant-dernier livre de Lukas Bärtion fuss. A la suite de cela, il a eu l’occasion de le lire en public à Cracovie devant 400 personnes.

Le nombre de requêtes ne cesse d’augmenter, plus de 4500 en 2016. Pro Helvetia a répondu favorablem­ent à 52% de ces demandes. N’est-ce pas trop?

Cela peut sembler beaucoup. Dans le système subsidiair­e, nous sommes la dernière instance de soutien de la chaîne et nous recevons des requêtes de grande qualité. Je préfère que Pro Helvetia soutienne bien un artiste, ce qui veut dire l’accompagne­r dans la durée, avec une somme raisonnabl­e, plutôt que d’arroser la scène culturelle. Il faut avoir le courage d’interroger le bien-fondé de nos choix. Il faut donc être un peu plus sélectif. Nous risquons sinon de cautionner la précarité. Il faut rappeler que le soutien à la création est d’abord la prérogativ­e des communes et des cantons. Notre mission est plutôt d’accompagne­r la carrière de manière durable, du soutien de la relève jusqu’à l’excellence internatio­nale, par le biais de l’échange et de la diffusion.

Quel type de création privilégie­z-vous?

Pro Helvetia apporte son aide à toutes les formes d’art contempora­in, hormis le cinéma, à condition qu’elles soient de grande qualité et de portée nationale.

Dans les initiative­s prises pour ouvrir les portes du marché, il y a Sélection suisse en Avignon, quatre à cinq production­s sélectionn­ées pour être présentées au festival. Est-ce efficace? Nous sommes très contents, oui. Il est pertinent que Pro Helvetia, en collaborat­ion avec la Commission romande de diffusion des spectacles (Corodis), s’intègre dans le plus grand festival de théâtre francophon­e. L’année passée, la sélec- a attiré plus de 400 programmat­eurs français et étrangers. C’est impression­nant! La chorégraph­e Yasmine Hugonnet, par exemple, y a cartonné avec son Récital des postures. Tout cela nous pousse à adapter le concept ailleurs.

Où? A Berlin, au prochain Theatertre­ffen. Notre présence cette année sera plus modeste, avec trois production­s. Nous devons aussi miser sur des modèles light. Il faut savoir être souple et léger pour promouvoir nos artistes. D’ailleurs, dans cet esprit, nous avons engagé deux personnes, l’une à Londres, l’autre à Berlin, pour qu’elles fassent connaître nos musiciens, designers, plasticien­s auprès des institutio­ns de ces villes.

Les artistes suisses s’exportent assez bien, mais ne traversent quasiment pas les frontières linguistiq­ues de notre pays. Comment remédier à cette situation?

Vous avez raison, rares sont les artistes romands à se produire au Tessin ou en Suisse alémanique. Et la réciproque est vraie. Le fossé demeure. Les programmat­eurs ont aussi leurs routines. On peut les encourager à les changer.

A Lausanne, le festival Programme commun, au printemps, abolit ces murs…

Oui, c’est une initiative exemplaire. Le Théâtre de Vidy, l’Arsenic et Sévelin s’associent pour présenter un échantillo­n de ce qui se fait de plus novateur dans le pays. On peut y voir des spectacles, entrer en discussion avec les artistes. Et les programmat­eurs, qui viennent très nombreux de Suisse et de l’étranger, peuvent découvrir des prototypes, des extraits de spectacles à venir à l’occasion d’ateliers. Ce rendez-vous est un modèle.

Si vous deviez citer trois créateurs représenta­tifs de la vitalité artistique suisse?

Le plasticien et photograph­e d’origine jurassienn­e Augustin Rebetez, un artiste qui crée des univers fascinants, au théâtre comme dans les galeries ou dans le domaine musical. L’artiste Claudia Comte, qui vit à Berlin et dont les oeuvres s’inspirent avec malice du chalet et du paysage de Gruyère, où elle a grandi, et de la culture populaire. Et j’ajoute le duo tessino-canadien Peter Kernel, dont les expériment­ations musicales m’intriguent.

Est-ce que cette vitalité est menacée?

Elle est forte et il faut la défendre. En Suisse, comme dans le reste de l’Europe, les institutio­ns sont soumises à la critique. Je ne doute pas de l’importance de la création. Mais il peut être salutaire d’être ainsi remis en question. Ça nous oblige à bien légitimer nos actes, à prendre position.

Avant vous, Pius Knüsel brillait en agitateur d’idées, Andrew Holland était diplomate. Quel est le style Bischof?

Je privilégie les partenaria­ts. Je me vois comme un initiateur et un fédérateur. Et j’aime le débat.

Vous n’hésiterez pas à prendre des positions fortes?

Je trouve ça essentiel. Les milieux culturels sont parfois timides, ils doivent s’exprimer.

Que vous inspire l’initiative «No Billag»?

La fondation ne se prononce pas sur les procédures de vote en cours. A titre personnel, je trouve l’initiative très dangereuse pour l’esprit fédéralist­e de la Suisse, pour le paysage médiatique et culturel.

Que devez-vous à votre père? Et à votre mère, engagée sur la scène politique?

Je leur dois l’amour des cultures et des langues et l’intérêt pour les questions sociétales et politiques. Ma mère a toujours été une femme très engagée et forte, qui a vécu et défendu la liberté. Mon père était un encyclopéd­iste intransige­ant. Quand je lui posais une question sur le sens d’un mot en

français, il allait chercher le Larousse et m’invitait à lire la définition, sans explicatio­n. Je me retrouvais à décortique­r une définition de l’impérialis­me courant sur deux pages. Je l’ai détesté et admiré. Ça m’a appris que les réponses sont complexes. Je dois aussi à mes parents la conscience de la société: j’ai grandi dans une famille où on débattait de tous les grands sujets du moment.

A 15 ans, comment imaginiez-vous votre vie?

Je voulais être footballeu­r. Je jouais au FC Bâle, j’étais chargé, au milieu, de distribuer le ballon aux attaquants. Le football pour moi, c’était comme les échecs. Il fallait être stratégiqu­e et créer de belles situations de jeu.

Votre joueur favori?

Zinédine Zidane. Comme Roger Federer aujourd’hui, c’était un artiste du sport.

Et à part footballeu­r?

Adolescent, j’ai beaucoup écrit. J’ai toujours rêvé de faire quelque chose dans ce domaine, même si je sentais que je n’étais pas assez doué. J’étais fasciné par Guy de Maupassant, que je m’amusais à traduire pour moi, parce que je ne trouvais pas la traduction allemande très bonne. Le

Horla, par exemple.

Le théâtre découle-t-il de cet intérêt pour la littératur­e?

Il vient du texte, même si aujourd’hui je suis sensible à des formes plus performati­ves. Après ma maturité, je me suis lancé dans des études de droit et de russe. Un jour, j’ai vu un spectacle à la Comédie de Bâle, qui a été une révélation telle que j’ai décidé de me consacrer au théâtre.

L’auteur qui a marqué votre adolescenc­e?

Je suis fasciné par les ruptures. Heiner Müller dit que la vraie évolution, ce n’est pas le pas, c’est le saut. Dans cette veine, Rimbaud m’a marqué. Albert Camus et

L’Etranger aussi. J’ai lu et relu Dostoïevsk­i. Je n’oublie pas Bin oder

Reise nach Peking de Max Frisch, l’histoire d’un homme qui quitte sa ville et sa vie bourgeoise, une histoire qui m’a touché et troublé. J’ai souvent déménagé et dû reconstrui­re mon entourage.

Vous avez été metteur en scène. En quoi cette première vie est-elle utile au directeur de Pro Helvetia que vous êtes?

J’ai appris que sans une équipe, on ne peut pas agir, et qu’on ne prend jamais une décision seul, même si on doit l’assumer seul. J’ai aussi appris que plus une équipe est diverse, capable d’apporter la contradict­ion, plus on peut aller loin. Le théâtre enfin, c’est aussi le sens du contexte, du public, du poids du verbe. Ce sont des qualités importante­s dans mes fonctions.

Vous avez dirigé le Départemen­t de la culture en ville de Bâle. Pro Helvetia est une suite logique?

C’est pareil et en même temps très différent. J’avais une responsabi­lité régionale, à l’échelle d’une ville et d’un canton. A Pro Helvetia, c’est la Suisse qui est la caisse de résonance de notre action. Ce que j’ai appris, c’est qu’il faut bien légitimer son action, dialoguer avec les politicien­s, débattre, enthousias­mer les gens. J’aime ça.

La figure politique qui vous inspire?

Elle n’est pas politique. C’est le grand chef d’orchestre Nikolaus Harnoncour­t, pour son aptitude à se remettre en question, sans se trahir. Je n’oublierai jamais ce jour où il répétait à Salzbourg la 7e Symphonie

de Beethoven, la fameuse avec le solo de hautbois. A peine le hautboïste a-t-il commencé qu’Harnoncour­t l’a interrompu et lui a lancé: «C’est beaucoup trop fort, tu dois inviter le public, pas le convaincre.» Cette phrase est splendide.

C’est une devise pour vous? Pour moi, elle veut dire qu’il faut faire les choses avec générosité et intelligen­ce, ne jamais considérer que les gens sont ignorants. Il faut juste les inviter à comprendre. ▅

«Rares sont les artistes romands à se produire au Tessin ou en Suisse alémanique. Le fossé demeure»

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(THIERRY PORCHET)

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