Le Temps

MAVIS STAPLES, VOIX SACRÉE DE LA PROTESTATI­ON

- PAR BRUNO LESPRIT, LONDRES (LE MONDE)

La chanteuse de gospel et de soul, militante historique du mouvement des droits civiques, publie «If All I Was Was Black», un disque plein de rage et d’énergie

◗ Longtemps, Mavis Staples n’avait osé imaginer qu’elle verrait de son vivant un Noir s’installer un jour dans le Bureau ovale. Et encore moins qu’un «dingue» lui succède. «Il n’est pas possible que ce type soit président des EtatsUnis, dit calmement, en reposant son thé dans un hôtel londonien, la chanteuse américaine de gospel, de passage à Londres pour enregistre­r une émission de l’animateur-musicien Jools Holland. Il se conduit comme un gamin, comme eux, il ne cesse de mentir. Il lui faudrait une baby-sitter. Si Martin Luther King était là, il nous rassembler­ait pour une marche sur Washington afin d’expulser cet homme de la Maison-Blanche. Moi, je ne suis pas une oratrice, tout ce que je peux faire, c’est chanter et prier.»

Alors, Mavis Staples a décidé de reprendre les choses au début en publiant, à 78 ans, If All I Was Was

Black («Si je n’étais que Noire»), un album qui marque son retour à la forme du protest song, qui semblait n’avoir survécu qu’à travers le hip-hop. Elle a toute la légitimité pour le faire en tant que militante historique du mouvement des droits civiques. Martin Luther King était l’ami de son père, Roebuck – dit «Pops» – Staples (1914-2000), et l’ensemble vocal que celui-ci avait fondé avec trois de ses enfants à Chicago à la fin des années 1940 ouvrait les meetings du pasteur.

KU KLUX KLAN

Repérée au temple avec sa projection qui couvrait les autres choristes, la cadette a commencé sa carrière à l’âge de 10 ans au sein des Staple Singers. Sous le logo de Stax, le label de Memphis qui a révélé Otis Redding, la popularité du quartet atteindra un pic aux Etats-Unis au début des années 1970 lorsque son gospel se teintera de soul. Ailleurs, beaucoup découvriro­nt la soliste grâce à The Last Waltz (1978), le film de Martin Scorsese consacré aux adieux du groupe The Band. Les Staples chantent «The Weight» avec les Canado-Américains, et Mavis irradie l’écran.

«Je ne pense pas qu’on puisse faire changer d’avis les électeurs de Trump, car tout indique qu’ils pensent comme lui», admet-elle, consternée par «ces femmes qui ont voté pour lui après ce qu’il a dit sur nous». Mais la supportric­e d’Obama ne pouvait rester inerte après la démonstrat­ion de force de l’extrême droite le 12 août à Charlottes­ville (Virginie) et la mort d’une militante antiracist­e fauchée par une voiture-bélier: «Ces scènes, je les ai vues autrefois. Ces hommes qui défilaient, c’était le Ku Klux Klan. La seule différence, c’est qu’ils ne portaient pas de cagoules blanches. Aujourd’hui, ils osent montrer leur visage et ce sont des visages jeunes, même de lycéens.»

UN DISQUE D’URGENCE

If All I Was Was Black est donc un disque d’urgence. Pour le mener à bien, il fallait une personne de confiance, que Mavis Staples a trouvée depuis huit ans en Jeff Tweedy, leader de Wilco, un des meilleurs groupes de country-rock «alternatif», genre moins éloigné du sien qu’il n’y paraît. Le tandem en est à sa troisième collaborat­ion depuis «You Are Not Alone» (2010), qui a vu la vétérante récompensé­e (à 71 ans) de son premier Grammy Award.

Né en 1967, Tweedy appartient à une autre génération, mais leur ville est commune, Sweet Home Chicago, lui vivant au nord dans un secteur réhabilité, elle dans le quartier afro-américain de South Shore. La rencontre s’est produite quand Wilco au complet est allé l’écouter dans un club en ville: «Jeff m’a dit qu’à 18 ans il travaillai­t dans un magasin de disques et passait les Staple Singers toute la journée. Je ne connaissai­s pas Wilco. J’ai aimé, ils m’ont rappelé The Band.»

«PRINCE A ÉTÉ MON ANGE»

Le fan disposait d’un écrin idéal pour mettre en valeur cette voix unique avec The Loft, le studio de son groupe, équipé en matériel vintage. Il a opté pour un son organique, minimalist­e, avec une guitare réverbérée qui fait écho à celle de «Pops», ce père qui avait grandi dans une plantation de coton du Mississipp­i et apporté à Chicago l’héritage du «delta blues». Le premier album était sacré, le deuxième (One True Vine,

2013) s’équilibrai­t de profane, tous deux étant majoritair­ement constitués de reprises.

Plus sombre, empruntant au blues rural et au funk, leur successeur est composé de dix titres originaux écrits par Tweedy, avec Mavis Staples pour trois d’entre eux. «Il avait des doutes sur ce que l’on penserait d’un Blanc écrivant

If All I Was Was Black, raconte-telle. Alors, je lui ai dit qu’il était aussi Noir que moi, que si sa peau ne l’était pas, il pouvait ressentir les mêmes choses.»

Le titre indique qu’elle entend «être aimée en tant que Mavis, comme une belle personne, avec une personnali­té et des dons». Aimée? Jeff Tweedy complète en fait une longue liste de chevaliers servants. Pour le précédent album, Livin’on a High Note (2016), une nuée d’auteurs, parmi lesquels Nick Cave, Ben Harper, Bon Iver, Neko Case et Aloe Blacc, lui avait confection­né des chansons. En 2007, Ry Cooder avait produit son We’ll Never Turn Back, recueil de chants du mouvement des droits civiques. On a entendu cette année Mavis Staples dans «I Give You Power», d’Arcade Fire, puis donner la réplique au rappeur Pusha T pour «Let Me Out», de Gorillaz.

Celui à qui elle voue toutefois une reconnaiss­ance éternelle est mort le 21 avril 2016. «Prince a été mon ange», dit-elle, un mot qu’il faut entendre dans son acception céleste plutôt que sainte: «Il est intervenu dans ma vie à un moment [à la fin des années 1980, ndlr] où je ne savais où aller, je n’avais plus de maison de disques, je restais assise chez moi. Il était si étrange, il ne m’adressait pas la parole et communiqua­it avec ma soeur Yvonne.» Entre eux, il était clair qu’elle ne chanterait rien de lubrique. Le grand lecteur de la Bible a donc glissé des allusions à Abel et Caïn ou à Moïse dans les deux albums qu’il a composés et réalisés pour la chanteuse.

Car la voix de cette disciple de Mahalia Jackson est d’abord tournée vers le Seigneur, ce que l’on pourrait oublier à l’écoute de ce timbre à la fois rauque et suave, si sensuel parfois qu’il damnerait un dévot autant qu’il convertira­it un athée. C’est à l’évidence grâce à lui que les Staple Singers ont grimpé au sommet des classement­s. En 1972, avec «I’ll Take You There» («des paroissien­s ont voulu nous chasser de l’église en disant qu’on chantait la musique du diable») et, en 1975, avec «Let’s Do it Again», «la seule chanson séculière de toute la carrière des Staple Singers». Ecrite par Curtis Mayfield, elle est torride (le titre est explicite) et trouble, car chantée avec son père.

DYLAN, SON «PREMIER AMOUR»

De Mavis Staples, il a été répété qu’elle était une des rares rivales crédibles d’Aretha Franklin, même si elle n’a pas atteint sa notoriété. Pour devenir une superstar, il aurait fallu qu’elle se détache des siens, mais «la famille était [sa] sécurité, c’est la cellule la plus forte qui existe, avec elle personne ne peut vous détruire». Elle a pourtant enregistré deux disques sous son nom en 1969 et 1970 pour raconter son expérience de «femme divorcée au coeur brisé»: «J’avais écrit trois chansons pour le deuxième album. Stax voulait une part de mes droits et j’ai refusé. Quand il est sorti, elles n’y figuraient pas. Après ça, je me suis dit que je ne ferai plus d’albums solo.»

«I’ll Take You There» et «Let’s Do it Again» ont été copieuseme­nt samplés, notamment par Big Daddy Kane et Ice Cube. Elle leur a donné son autorisati­on après avoir vérifié que leurs paroles ne contenaien­t rien de «négatif». Elle aimerait aujourd’hui que «Kanye West et Jay Z, ces rappeurs que les millénials adorent», se mobilisent face au vent mauvais qui souffle sur l’Amérique, mais elle constate qu’«ils ne font que s’enrichir». A contrario, elle loue Chance The Rapper, un Chicagoan de 24 ans qui s’est mobilisé contre la tentation du gouverneur républicai­n de l’Illinois, Bruce Rauner, de mettre son veto à un plan de financemen­t des écoles publiques. Le garçon a fait don de 1 million de dollars. Et il a d’autant plus la cote qu’il «met du gospel dans son rap et va à l’office avec sa grand-mère».

A l’été 2016 et en automne 2017, une vieille connaissan­ce l’a conviée en première partie de sa tournée: Bob Dylan, son «premier amour. Je lui ai proposé qu’on se marie et il m’a répondu [imitation impeccable du Prix Nobel de littératur­e 2016]: «Mavis, tu veux maintenant alors que tu ne voulais pas quand je le voulais!» C’était en 1963, elle s’estimait trop jeune pour accepter la propositio­n de ce folksinger inconnu.

Dans Mavis! (2015), un documentai­re pour la chaîne HBO, Dylan se souvient avoir, adolescent, entendu «Sit Down Servant» à la radio. Après la «voix douce» de «Pops», une autre est intervenue pour lui «coller la chair de poule» et l’empêcher de «dormir pendant une semaine». Le jeune Robert Zimmerman ignorait que Mavis Staples s’emparerait de ses chansons, dont l’hymne du mouvement des droits civiques «Blowin’in the Wind». ▅

«La famille était ma sécurité, c’est la cellule la plus forte qui existe, avec elle personne ne peut vous détruire»

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(JAMIE MCCARTHY/GETTY IMAGES)
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Mavis Staples, «If All I Was Was Black» (ANTI-).

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