LA COUTURE, SPORT HAUTEMENT POLITIQUE
«La haute couture est un des rares espaces où la mode peut être autre chose qu’un simple produit et où nous avons du temps pour proposer une autre vision du système»
Pendant une semaine de défilés parisiens, la haute couture a démontré sa capacité à penser la société de demain. Avec poésie
Imaginez devoir passer une semaine à dormir sur le canapé d’un ami. Une semaine à manger du fast-food et à sortir en boîte de nuit. Amusant et excitant? Absolument. Fatigant aussi. Puis, comme par magie, vous voici invité-e à loger dans un château en pleine campagne. Le goût du silence et des légumes du jardin, le confort d’un vrai lit. Le calme après la tempête.
Passer de la fashion week homme à la semaine de la haute couture, c’est un peu pareil. A Paris, elles se sont enchaînées sans transition jusqu’à jeudi dernier. Après six jours à avaler – sous la pluie! - du streetwear et de la basket ultra-pointue dans des sous-sols désaffectés, place aux salles de bal et aux robes entièrement réalisées à la main, aux avalanches de plumes et de sequins que seule une poignée de privilégiées pourra un jour porter. Mais alors, pourquoi s’en soucier? La réponse tient en deux temps. D’une part, cette partie de la mode permet de préserver des savoirfaire ancestraux, de faire travailler des artisans capables de vous émerveiller avec un simple fil et une aiguille. D’autre part, comme l’a expliqué la créatrice néerlandaise Iris van Herpen après son défilé, la haute couture représente pour un designer un laboratoire d’idées, un des rares espaces où la mode peut être autre chose qu’un simple produit. «Un espace où nous avons du temps pour proposer une autre vision du système, que ce soit en développant des matières et des techniques de production durables ou en collaborant avec d’autres disciplines. Avec un peu de chance, ces changements finiront par se répercuter sur le système global.» En ce sens, la couture est une activité hautement politique, une façon de révéler le monde sous un autre jour.
MACRONISME ET FÉMINISME
Chez Chanel, le monde semble tout rose. L’effet Emmanuel Macron, à en croire les déclarations de Karl Lagerfeld à la presse spécialisée. A l’image du président français, le décor du défilé haute couture printemps-été 2018 ne partait pas dans les extrêmes: un joli jardin entouré d’une galerie en treillage sur lequel grimpaient roses, lierre et jasmin, avec en son centre une fontaine. Les mannequins gambadaient dans des tenues ultra-féminines, tailleurs en tweed, robes chiffon et tenues de soirée aux couleurs de dragées. Il y avait des cascades de broderies florales, de plis, de plumes, de volants aériens. Brigitte Macron adhérera-t-elle?
Depuis son arrivée chez Dior, Maria Grazia Chiuri cause féminisme. A coups de t-shirts à slogans (le désormais fameux «We
should all be feminists»), de robes en tulle ou de complets en denim, l’Italienne entend signer une mode antipatriarcale visant à libérer l’âme et le corps des femmes. Pour sa collection haute couture, la conversation continue, avec cette fois une plongée dans l’univers des surréalistes. Les rêves ne façonnent-ils pas le réel? Ceux de la femme Dior s’expriment en longues robes noires et blanches, sortes d’apparitions fantasmagoriques déambulant sur un échiquier géant. Ici, un bas résille voile une sandale; là, des gants enserrent une cheville. Mention pour les tailleurs en tissus masculins, qui devraient ravir les stars de cinéma en pleine déferlante #metoo.
Autre femme, autre rêve. Celui de Clare Waight Keller s’écrit la nuit, lorsque l’obscurité intensifie les émotions et les sensations. Pour autant, les silhouettes de sa première collection couture chez Givenchy avaient une retenue, une certaine austérité. Des lignes graphiques et structurées (hommage aux premières créations d’Hubert de Givenchy), beaucoup de tailleurs, beaucoup de noir. Comme si ce monde était peuplé de créatures jalouses de leur féminité mais aussi de leur dignité. La liberté par la discrétion, en somme. Les flashs de couleur n’en étaient que plus spectaculaires. Une jupe à volants aux couleurs d’un perroquet. Certaines apparitions marquent plus que d’autres.
FAIRE DÉFILER LA VIE
Loin d’être un îlot coupé du monde, la haute couture écoute le vacarme ambiant. Elle le dissèque pour mieux le digérer, l’absorbe pour mieux le transformer. Exemple étincelant chez Ronald van der Kemp. Pour sa collection dite de «demi-couture», le créateur néerlandais a fait appel à des artisans syriens et africains réfugiés aux Pays-Bas pour l’aider à produire ses silhouettes complètement déjantées, comme si Sue Ellen, l’héroïne de la série Dallas, avait avalé une armée de punkettes: longues robes de cocktail portées avec des perfectos en cuir, des improbables jeans faits à partir de patchs rapiécés, des jupes de paysannes roumaines portées avec un maquillage outrancier. Un défilé aussi puissant qu’une boîte d’antidépresseurs avec, en guise de final, un surprenant remix du tube de Johnny Hallyday «Que je t’aime».
Egalement très sensible à la problématique des migrations, Hyun Mi Nielsen signe une collection célébrant le mouvement. «Au cours d’une vie, nous accumulons non seulement des voyages et des mouvements, mais aussi des pensées, des souvenirs, des bibelots. J’ai donc collecté des objets a priori banals pour leur donner une seconde vie et célébrer ainsi le cycle de l’existence», expliquait la créatrice d’origine coréenne dans les coulisses de son défilé. Sa collection était un somptueux mélange de matières et d’éléments disparates: chapeaux en cuir et robes aériennes en soie, ensemble taillé dans du denim, pieds nus ornés de coquillages, épingles de nourrice, imprimés fleuris. C’était à la fois punk et hippie, rude et raffiné, modeste et opulent. De nombreux mannequins hommes défilaient parce qu’après tout «on ne peut pas uniquement montrer des vêtements sur des mannequins de 16 ans», dixit Hyun Mi Nielsen.
Même constat chez Rabih Kayrouz, sorte de Jil Sander orientale, qui a créé l’événement au dernier jour de la fashion week en faisant défiler plusieurs femmes à la chevelure blanche, dont l’avocate genevoise Catherine Loewe et l’inénarrable journaliste française Sophie Fontanel. Une expérience qui a visiblement transformé l’auteur d’Une Apparition, dans lequel elle relate comment et pourquoi elle a arrêté de se colorer les cheveux. Sur le site du Nouvel Obs, pour lequel elle écrit, la star d’Instagram raconte son expérience et conclut: «Plus jamais je ne regarderai un modèle de la même manière. Tous les gens de ce métier de la mode devraient défiler au moins une fois dans leur vie. Ça leur apprendrait cette chose si importante: la mode, c’est oser.» ▅