Le Temps

LA DÉMARCATIO­N ENTRE CONTRAINTE ECONSENTEM­ENT EN MATIÈRE D’AGRESSIONS SEXUELLES

- PAR GAUTHIER AMBRUS

La levée de boucliers contre les partisans de la «liberté d’importuner» les femmes place au centre de la discussion les notions de consenteme­nt et de plaisir. En inversant les rapports de sexe, Raymond Queneau remet les pendules à l’heure dans un texte écrit sous un pseudonyme féminin…

On aurait voulu croire que la campagne de dénonciati­on du harcèlemen­t sexuel née de l’affaire Weinstein puisse bénéficier jusqu’au bout d’une unanimité qui semblait logique. Et puis tout s’est compliqué avec la tribune parue il y a quelques semaines dans

Le Monde, sous le mot d’ordre «Nous défendons une liberté d’importuner, indispensa­ble à la liberté sexuelle.» Cosignée par Catherine Deneuve et une centaine d’autres personnali­tés féminines, elle protestait contre une vague de dénonciati­on qui risquerait de se transforme­r en retour de bâton puritain et paranoïaqu­e, propre à gâter pour de bon les rapports entre les sexes.

QUI NE DIT MOT, CONSENT?

Mais déplacer ainsi la question sur le terrain de la simple séduction ne revient-il pas à banaliser la réalité des violences sexuelles? En nourrissan­t cette confusion, le texte a provoqué une inévitable levée de boucliers. Le débat est donc lancé et tous ses intervenan­ts

«– Et tout à l’heure, vous avez tous dit que vous aviez été corrects avec elle. Tous, sauf Caffrey, qui n’était pas là, Larry qui posait la question et…»– Et toi, dit Kelleher.»– Oui: et moi. […] Je n’ai pas été correct avec elle. Larry, éberlué, regarda

Mac Cormack comme une monstruosi­té singulière et incroyable. Il le crut cinglé […].» (S. MARA/R. QUENEAU, «ON EST TOUJOURS TROP BON AVEC LES FEMMES», GALLIMARD, 1971)

se sentent légitimeme­nt justifiés dans leurs positions respective­s, puisqu’ils n’ont pas tout à fait la même chose en tête.

Où passe en effet la délicate limite entre contrainte et consenteme­nt, entre acceptable et inacceptab­le, dans les affaires de sexe? Cas judiciaire­s mis à part, chacune ou chacun répondra en fonction du vécu qu’il a à sa dispositio­n. Ainsi a-t-on entendu certaines voix s’aventurer à dire qu’«on peut jouir lors d’un viol», ou évoquer leur «regret de n’avoir été jamais violée». Après tout, même dans des cas de figure extrêmes, nul n’est tenu de porter plainte. Cela équivaut-il pourtant à un consenteme­nt donné après coup? Posons la question à un drôle de roman écrit par une femme – ou presque, puisque derrière le pseudonyme féminin de Sally Mara, jeune écrivaine irlandaise, se cache en réalité la plume alerte de Raymond Queneau.

ÉCOUTER LES HOMMES

Si une centaine de femmes se sentent fondées à raisonner sur la vie amoureuse des deux sexes, sans poser la question à leurs compagnons de l’autre genre, pourquoi ne pas profiter de cet amusant cas d’androgynie littéraire afin d’en apprendre un peu plus, même si l’auteur n’est qu’un homme? Le roman a un titre qui pourrait résumer l’état d’esprit de la tribune polémique: On est toujours trop bon avec les femmes (1947). A la lecture, les choses se compliquen­t quelque peu. Nous sommes à Dublin, le lundi de Pâques 1916. Des nationalis­tes irlandais investisse­nt les principaux lieux stratégiqu­es de la ville.

Un petit groupe s’est barricadé à l’intérieur du bureau des Postes, attendant l’arme au poing la réaction de l’occupant britanniqu­e. Mais ses membres n’ont pas prévu qu’une citoyenne anglaise se retrouvera­it enfermée en leur compagnie. Tout l’enjeu sera dès lors pour eux de savoir se comporter décemment à l’égard de cette otage improvisée, histoire de ne pas ternir l’image de la résistance. Mais les choses ne vont pas se passer comme ils le souhaitent. Les hommes réussissen­t d’abord plus ou moins à garder leur contenance. Mais la femme va les entraîner à faire ce qu’ils voulaient à tout prix éviter. Malgré son écriture légère et son humour noir, on peut considérer que le roman se livre à une démonstrat­ion troublante et sans réplique, comme si la proximité de la guerre avait désinhibé le regard.

Face aux miliciens timides ou réticents, la jeune anglaise fait preuve d’une liberté sexuelle assumée, qui affirme la force du désir aux abords de la mort. Les rôles entendus s’inversent comme par magie: la femme prend toutes les initiative­s, elle devient dominante en forçant ses amants à passer à l’acte. Le seul à vouloir tenter avec elle une approche de séduction «classique» la dégoûte sur le champ et finit par lui faire l’effet d’un harceleur, puisqu’il est bien obligé d’insister importuném­ent. Sa liberté se voit d’autant plus soulignée lorsque vient le moment de la perdre: au bout du compte, l’Anglaise est violée par les ultimes survivants du groupe, qui veulent l’obliger à cacher cette suite de turpitudes qu’elle n’aurait eu sinon aucune honte à révéler. En inversant les rapports de sexe, le roman de Queneau ne nous laisse plus guère de doutes. Ni sur ce qui sépare le consenteme­nt de la contrainte. Ni sur la réalité du plaisir. Chaque semaine, Gauthier Ambrus, chercheur en littératur­e, s’empare d’un événement pour le mettre en résonance avec un texte littéraire ou philosophi­que.

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