Le Temps

PARTIR À LA RECHERCHE DE SON GRAND NORD INTÉRIEUR, AVEC ELEONORE FREY

- PAR LISBETH KOUTCHOUMO­FF ARMAN t @LKoutchoum­off

La romancière zurichoise a obtenu un Prix suisse de littératur­e avec «En route vers Okhotsk», fine incursion dans les rêves de recommence­ment

◗ Ouvrir En route vers Okhotsk, c’est un peu comme se retrouver subitement dans une pièce couverte de miroirs. Eleonore Frey recherche précisémen­t cette perte de repères, soulignée, comme un clin d’oeil, par les premiers mots du roman: «Je me perds». Il faut se laisser glisser, sur quelques pages, dans le toboggan narratif de la romancière zurichoise pour faire sien son univers où les personnage­s s’emmêlent régulièrem­ent dans leurs rêves et leurs souvenirs, perdent pied, rêvent d’un ailleurs, en l’occurrence Okhotsk, loin vers le Nord, en Sibérie comme on aspire à la page blanche, à la neige, pour se convaincre que la vie n’est qu’une suite de recommence­ments possibles. Et que le monde, entre le bleu pacifique et le jaune lichen, vaut d’être embrassé et lu et vice versa. Conte sur le voyage, réel et imaginaire, intérieur et extérieur, littéraire et existentie­l,

En route vers Okhotsk, irrigué par un constant humour de situation où Queneau et Magritte se font des signes, est aussi un roman sur la littératur­e, les mots et leurs pouvoirs.

UN LÉGER DÉCALAGE

La Zurichoise Eleonore Frey écrit depuis la fin des années 1980 et est l’auteure d’une douzaine d’ouvrages. Deux autres de ses livres ont été traduits en français, Etats d’urgence en 1992, par Anne Weber, chez Fayard, et

Enfance à deux, par Anne Lavanchy en 1998 (Editions Howeg). En

route pour Okhotsk, paru en allemand en 2014, a été consacré par un Prix suisse de littératur­e en 2015 et c’est Camille Luscher qui en signe la traduction. Fervente lectrice d’Eleonore Frey, elle espère que cette parution rendra les lecteurs francophon­es curieux du reste de son oeuvre: «J’aime sa façon de prendre le monde au pied de la lettre. Elle emploie des expression­s idiomades tiques ou des formules toutes faites pour y glisser un léger décalage. Le lecteur prend conscience de sa façon d’appréhende­r le monde par le langage. Chaque mot compte dans son écriture. Elle nous amène à avoir un regard neuf sur les choses. Son attention est aussi portée vers la marge, les laissés-pourcompte d’un quotidien habité par la vitesse. Ses personnage­s n’arrivent pas à suivre, décrochent. Notre regard sur eux change aussi, devient plus clément.»

DÉTROIT DE BEHRING

Au coeur du roman, on trouve un livre, un écrivain et une libraire. Le livre, roman dans le roman, s’appelle En route vers Okhotsk et fait sensation depuis mois. Son auteur est Mischa Perm, mais «ce n’est pas son nom. Seul l’éditeur connaît sa véritable identité. Est-ce le titre qui attire ainsi les lecteurs? En

route vers Okhotsk: qui peut bien vouloir aller à Okhotsk?» Telle est la question en effet et la réponse est vite trouvée: presque tout le monde. «Tant que personne ne doit», est-il précisé tout de suite. Tant que le voyage vers les confins de l’Extrême-Orient russe, vers cette région qui s’étend de «Vladivosto­k au détroit de Behring et de l’Oural au Pacifique» demeure un appel, une tentation, une rêverie, un souvenir reconstitu­é. Comme un aimant, le livre, son titre, cet Okhotsk qui existe et qui n’existe pas, va entraîner une série de personnage­s, comme posés sur un jeu de dames, dans des chassés-croisés à la Feydeau, tous en voie de perdre le nord ou de se dissoudre dans un paradis blanc.

DISPARAÎTR­E DE SOI

Celui qui incarne le plus ce besoin de disparaîtr­e de soi est bien sûr le personnage de l’écrivain qui se cache derrière le pseudonyme de Mischa Perm et qui affirme s’appeler en fait Robert.

Camouflé dans un imperméabl­e (qui se muera plus tard en parka rouge), l’homme se sentirait tout à son aise dans un roman du Barcelonai­s Enrique Vila-Matas, autre spécialist­e de la disparitio­n. Une thématique littéraire qui connaît un versant sociologiq­ue, étudié par David Le Breton dans Disparaîtr­e de soi. Une tentation

contempora­ine (Métailié, 2015): «J’ai beaucoup pensé à ce livre en lisant En route vers Okhotsk. Eleonore Frey a écrit le roman de ce besoin de s’échapper de soi-même dans un monde où on doit sans cesse, jusque dans son intimité, répondre aux sollicitat­ions, être présent et performant. J’en ai parlé avec elle, mais elle n’avait pas lu David Le Breton», raconte Camille Luscher.

Sophie, la libraire, est attirée par cet homme funambule qui lui parle d’Okhotsk mais aussi d’une soeur, disparue alors qu’il était enfant. Récemment divorcée, élevant seule ses deux enfants, perspicace­s et volubiles, Alex et Alice, elle est comme aspirée par les floutages d’identité et de réalité, qui constituen­t l’écrivain. Qui lui propose de partir à Okhotsk avec lui. Otto, un médecin, client de la librairie, se perd dans la lecture d’En route pour Okhotsk et décide sur-le-champ de se mettre en marche pour y aller. C’est par ses yeux que l’on découvre plusieurs extraits du fameux récit de Mischa Perm où les ciels, les mousses, les dunes, les teintes de la mer défilent lentement. Otto se porte candidat pour un poste de médecin, là-bas.

Dans ce roman de voyage immobile, Okhotsk n’apparaît jamais que par les récits et les rêves des uns et des autres. Telle une projection des aspiration­s, des angoisses, des utopies de chacun. Au début du roman, Robert l’écrivain se souvient: «Dans les environs d’Okhotsk, il y a un lac souterrain […], un lac recouvert d’une fine croûte jaune sous laquelle mijote l’eau. On ne voit le lac nulle part. Une vapeur chaude s’élève des failles et des béances. Le climat est rude. Et pourtant de petits buissons d’oeillets ronds, rouges et blancs y croissent, dit Robert. C’est incroyable, dit-il. Mais c’est vrai.» ▅

 ?? (ALEXEY MALGAVKO/ SPUTNIK) ?? Paysage d’hiver en Sibérie, lieu rêvé par les personnage­s dans «En route vers Okhotsk».
(ALEXEY MALGAVKO/ SPUTNIK) Paysage d’hiver en Sibérie, lieu rêvé par les personnage­s dans «En route vers Okhotsk».
 ?? Genre | Roman Auteur | Eleonore Frey Titre | En route vers Okhotsk
Traduction |
De l’allemand par Camille Luscher Editeur | Quidam Pages | 146 ??
Genre | Roman Auteur | Eleonore Frey Titre | En route vers Okhotsk Traduction | De l’allemand par Camille Luscher Editeur | Quidam Pages | 146

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland