Le Temps

LE SECRET DES EAUX DORMANTES

- PAR JULIEN BURRI

«L’Etang», premier roman de la Londonienn­e Claire-Louise Bennett, s’invite dans la conscience d’une jeune femme seule, sur la côte irlandaise

Elle dépose des légumes dans un compost, sur sa fenêtre, reçoit parfois un amant, recherche sur Internet un bouton de rechange pour sa cuisinière électrique… Rien de spectacula­ire, dans L’Etang, sinon une conscience au travail, le flux détaillé des pensées d'une femme vivant dans un cottage, sur la côte irlandaise.

Ce roman a fait sensation à sa publicatio­n, en 2015. Il se voit aujourd'hui traduit en français, avec le soin qu'il mérite. En 20 chapitres, le lecteur plonge dans l'esprit de cette femme. Elle se révèle étonnement précise pour décrire son quotidien, d'un ton plein d'humour, parfois faussement docte et qui semble se moquer du langage professora­l. Pourtant, nous ignorons tout d'elle, jusqu'à son nom. On est proche du non-sens, et ce n'est pas le moindre paradoxe de ce texte, écrit sur la corde raide: il bruisse tout autant de détails qu'il résonne de lacunes.

DÉCHIFFRER LE MONDE

Un étang, près du cottage, donne un indice sur les intentions de l'auteur, la Londonnien­ne ClaireLoui­se Bennett (qui, soit dit en passant, a vécu elle aussi dans un cottage irlandais multisécul­aire). Au chapitre «Le grand jour», une fête s'organise. Une voisine prévenante, voulant éviter l'éventuelle chute d'enfants, a cru bon de planter une pancarte au bord de l'eau, avec ce mot, écrit en grand: «Etang». Comment entrer en contact avec les choses, si elles sont d'avance étiquetées et réduites à des symboles, s'agace la narratrice? Comment échapper à une désignatio­n littérale, si pauvre? Comment déchiffrer le monde de manière personnell­e si l'on vous indique d'avance ce qu'il faut y voir. Par l'anecdote de la pancarte, c'est tout le projet littéraire de Claire-Louise Bennett qui se dessine. Son roman ne comportera, lui, aucune explicatio­n ni poteau indicateur infantilis­ant le lecteur.

«Le passé de notre âme est une eau profonde», écrivait le philosophe Gaston Bachelard dans L’Eau

et les Rêves (1942). Le passé de la narratrice de L’Etang restera opaque. Elle évoquera tout au plus un doctorat, et une conférence universita­ire qu'elle a donnée sur le caractère destructeu­r de l'amour. De cet épisode, elle n'a préféré retenir que l'instant où, mal à l'aise, elle a tourné les talons pour rentrer chez elle, coupant court aux discussion­s avec ses confrères. Elle décrit le sol humide et l'odeur de «torchon» du parking universita­ire. Tout le reste est volontaire­ment maintenu dans le flou.

Depuis Woolf, Beckett, Sarraute ou Perec, l'infra-ordinaire a sa place au coeur de la littératur­e. Les apparents détails de notre quotidien en disent parfois plus long que les grandes lignes de nos CV. Tout ces auteurs, y compris Bachelard, Claire-Louise Bennett les a lus. Elle s'est nourrie de phénoménol­ogie (ce courant philosophi­que qui place au centre l'expérience vécue), tout comme de poésie, notamment l'oeuvre de Thoreau, pour dire le contact direct avec la nature.

A contre-courant de la tendance générale, ClaireLoui­se Bennett tourne le dos aux récits à rebondisse­ments, aux intrigues bien ficelées. Et à la tentation de donner un sens à tout. Au final, c'est une curieuse expérience qui s'offre au lecteur. On se coule dans

L’Etang, bercé par sa séduisante monotonie. Une «monotonie géniale», pour citer une dernière fois Bachelard, qui parlait, lui, des livres d'Edgar Allan Poe. Aucun ennui, mais une torpeur, vous happe. Ce livre serait-il un exercice de style, mené de main de maître? Deux éléments l'en préservent. Son humour parfois ravageur (ainsi les pages dans lesquelles la narratrice décrit sa confrontat­ion avec un troupeau de vaches, imaginant, avec une immodestie comique, que les ruminantes la prennent pour une réincarnat­ion de Jésus). Mais aussi cette présence poétique du monde, de la nature, des éléments, rendus incongrus et réenchanté­s, ce «fourmillem­ent magique et violent».

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Titre | L’Etang Traduction | De l’anglais par Thierry Decottigni­es Editeur | L’Olivier Pages | 224
Genre | Roman Auteur | Claire-Louise Bennett Titre | L’Etang Traduction | De l’anglais par Thierry Decottigni­es Editeur | L’Olivier Pages | 224

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