Le Temps

«BORIS VIAN, L’ARRACHEUR DE MOTS»

- PAR MARIE-JEANNE URECH

A l’âge de 14 ans, j’ai eu un coup de foudre. C’était à bord d’un train fantôme qui serpentait dans une église. On y célébrait les noces de Colin et Chloé, victimes d’un coup de foudre eux aussi, autour d’un éclair au chocolat. En lieu et place des squelettes et ectoplasme­s d’usage, ce sont la Vierge et Dieu luimême qui apparaissa­ient, effrayants, au détour d’une porte. La noce ne manquait pas de panache avec son Chuiche qui se lançait dans un numéro de claquettes, ses 14 enfants de Foi et des nuages qui ne cessaient d’entrer, vaporisant des senteurs de coriandre et d’herbe des montagnes. Malheureus­emots ment, je ne figurais pas parmi les invités de l’Ecume

des jours, mais c’est en lisant ce roman que j’ai eu un coup de foudre pour l’univers de Boris Vian.

En d’autres temps, Boris Vian aurait été promis au bûcher. Son univers n’est le satellite d’aucune planète, ne tourne autour d’aucun astre, mais autour des mots. Ceux qu’il invente, ceux qu’il détourne, les expression­s prises au pied de la lettre, dont la célèbre exécution d’une ordonnance, à l’aide d’une guillotine de bureau, naturellem­ent. Bien que l’exemple soit plutôt funeste, sous sa plume les prennent vie et souvent donnent aussi la vie car ils deviennent générateur­s de l’histoire. Grâce à Boris Vian, je n’ai plus jamais regardé les mots du même oeil. Ils sont devenus des passagers aux valises bien remplies qui, comme le ferait un douanier, méritent qu’on les dissèque.

Mais les mots, ce n’est pas tout. C’est encore plus savoureux s’ils défendent des idées, des opinions et Vian les a mis au service de la satire. Celle de la religion où l’église de L’Arrache-coeur se transforme en ring de boxe offrant un combat entre un curé tricheur et un diable vaincu par un haut-parleur. Celle de la guerre, en commençant par le délectable un général, des générés, puis son archi-célèbre

Déserteur qui lui valut censure et sortie de scène musclée ou ces quelques lignes de son poème «La vie en rouge»: «[…] On a du sang sur tout le corps/et comme on n’aime pas le voir/on fait couler celui des autres/Un jour, il n’y en aura plus/on sera libres». Satire du travail, forcément aliénant et absurde, à l’image de Colin employé à couver des canons de fusil. Ou encore satire de l’argent.

A ce titre me vient immédiatem­ent à l’esprit le personnage de La Gloïre, sorte de Charon vianesque, couvert d’or par les villageois pour avoir des remords à leur place. Un or qui, ironie du sort, ne lui sert pas puisque personne ne veut rien lui vendre. La Gloïre parcourt inlassable­ment le fleuve rouge sang de

L’Arrache-coeur, le livre que j’aime par-dessus tout, celui qui m’a offert des clés lors de l’écriture de mon premier roman, celui auquel je reviens immanquabl­ement quand je suis dans une impasse.

Cette histoire est entièremen­t vraie puisque je l’ai imaginée d’un bout à l’autre, écrit Vian dans L’Ecume

des jours. Mais qui a donc eu l’audace de lui imaginer une vie aussi invraisemb­lable? De lui faire croiser la route du fantasque Major, habitué à planter un couteau dans son oeil de verre avant de l’avaler? De le contraindr­e à prélever des touches de piano quand on refusait de lui payer ses cachets de trompinett­iste? De déclarer la grève des croque-morts le jour de son enterremen­t? Est-ce ce Dieu à l’oeil au beurre noir et à l’air pas content?

Boris Vian a toujours dit qu’il n’atteindrai­t pas 40 ans. Petit dormeur et ingénieur patenté, il avait calculé qu’en mourant à 40 ans, il aurait vécu autant qu’un homme de 102 ans qui aurait dormi réglementa­irement. En ajoutant à ce chiffre ses vies parallèles sous de multiples pseudonyme­s, dont le très roboratif S. Culape, on constate qu’il a fait un pied de nez à ce Dieu qui porte le coquard et a ainsi frôlé l’immortalit­é. Grâce à son imaginatio­n et à ses talents de fameux bricoleur, il a même réussi l’exploit de caser cette vie protéiform­e dans les 30 mètres carrés de son appartemen­t, cité Véron, derrière les pales du Moulin-Rouge. Ratatinée à mon tour dans quelques mètres carrés, je devrais faire comme lui. Casser une cloison et prendre mon bain la tête dans la chambre et les pieds dans la salle de bains.

Vous l’aurez sans doute compris, j’aurais adoré vivre dans l’univers de Boris Vian, jouer du Merdozart sur un pianocktai­l, manger un andouillon des îles au porto musqué, assister à la tonte annuelle des pigeons, voir l’électricit­é perler d’un bout de fil arraché, utiliser un atomixaire, voyager sur un nuage rose et déchirer la page d’un calendrier un 73 févruin.

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