«La France veut taxer les géants du Web»
Le ministre français des Finances, Bruno Le Maire, dresse un premier bilan de son action. Il réaffirme la volonté de Paris de taxes géants du numérique et d’instaurer une taxe sur les transactions financières
Le ministre français de l’Economie Bruno Le Maire dévoile au «Temps» les axes de la politique économique de l’ère Macron
La France a décidément changé. Le ministre de l’Economie Bruno Le Maire a donné une interview à plusieurs médias européens, dont Le Temps. Offensif, cet ancien candidat à l’élection présidentielle passé dans le gouvernement d’Emmanuel Macron vante le changement en marche: «Une profonde transformation économique a lieu en France.» Aux réformes du droit du travail et de la fiscalité s’ajoutent celles de l’éducation et de l’entreprise.
Pourtant, tout n’est pas rose chez notre voisin, qui enregistre une série de plans sociaux dans de grandes entreprises. Bruno Le Maire préfère voir le reste de l’économie, celle qui croît. «Google vient d’annoncer la création d’un centre de recherche en Bretagne. Toyota va investir 300 millions d’euros et embaucher plusieurs centaines de salariés à Valenciennes. Le chômage ne baissera pas avec des promesses. Il ne baissera que si l’on renforce le secteur productif.» La France a par ailleurs la volonté de profiter du Brexit pour fortifier sa place financière, alors que plusieurs banques internationales ont annoncé le renforcement de leurs équipes à Paris. «Faire de Paris la première place financière en Europe est l’un de nos objectifs stratégiques», explique le ministre.
Cette reprise en main du destin économique de la France passera aussi, selon Bruno Le Maire, par une taxation des géants du monde numérique au niveau européen: «Etre ambitieux dans ce domaine, cela veut dire que les chiffres doivent être en milliards d’euros plutôt qu’en dizaines de millions d’euros. Certains ont suggéré de taxer la publicité. Non, ce n’est pas juste la publicité qui compte, c’est l’utilisation des données.»
«Faire de Paris la première place financière en Europe est l’un de nos objectifs»
BRUNO LE MAIRE
Bruno Le Maire aime la Suisse et il compte bien s’y rendre de nouveau cette année, après son passage à Davos. Le ministre français des Finances nous l’a répété d’emblée, avant de répondre à nos questions, réaffirmant sans cesse sa «volonté» face aux résistances qui se font jour en France. Fiscalité, marché du travail, dette publique… les engagements pris par Emmanuel Macron seront tenus, assure-t-il. A charge, pour les Français inquiets de la recrudescence actuelle des plans sociaux, de patienter pour en récolter les fruits.
Vous étiez au Forum de Davos aux côtés du président Macron. Vous y avez, comme lui, défendu l’idée que «la France est de retour». Assistet-on à un «miracle économique français»? On ne peut pas parler de miracle tant que les Français ont le sentiment que les choses n’ont pas suffisamment changé. Mais une chose est sûre: face au chômage de masse, face aux échecs économiques, face aux interrogations profondes sur son identité, sur sa culture, le peuple français a choisi l’espoir plutôt que la colère. Il a élu un président porteur d’un message d’espoir et de raison. Quand on voit le Brexit au Royaume-Uni, la montée de l’AfD en Allemagne, ou le niveau atteint par le Front national, on mesure le pas accompli. Je ne crois pas, en revanche, aux miracles économiques. Je crois aux décisions, et celles que nous prenons respectent nos engagements. Une profonde transformation économique a lieu en France. En 2017, notre réforme du droit du travail a permis d’introduire plus de flexibilité, de simplifier la vie des entreprises tout en garantissant les droits des salariés. La réforme fiscale, marquée par la baisse de l’impôt sur les sociétés de 33 à 25%, par l’instauration d’un prélèvement forfaitaire unique à 30% sur les revenus de capitaux et par la suppression de l’impôt de solidarité sur la fortune, est la plus importante jamais entreprise ces trente dernières années avec un objectif clé: alléger la fiscalité du capital pour mieux financer notre économie. Un changement complet est à l’oeuvre.
Les réformes ne font donc que commencer? Oui. Nous allons continuer et accélérer en 2018. J’en citerai deux: celle sur la formation et l’apprentissage, qui doit permettre d’ajuster enfin les qualifications aux emplois disponibles. Il n’est pas acceptable qu’en France, avec 3 millions de chômeurs, un concessionnaire automobile, comme je l’ai vu récemment, ne trouve plus de carrossier, de peintre ou de soudeur. Il faut déverrouiller le système. Une autre loi décisive sera celle sur la croissance et sur la transformation des entreprises, que je présenterai à la mi-avril. Beaucoup d’entreprises françaises sont trop petites pour rayonner à l’étranger. Il faut leur simplifier encore plus la vie, pour leur permettre d’accéder aux financements indispensables, pour se numériser, pour obtenir de meilleurs résultats économiques. Nous avons devant nous trois chantiers considérables: la transformation de notre économie et des administrations publiques, le rétablissement des comptes publics pour permettre à la France de sortir, dès 2018, de la procédure européenne pour déficit public excessif, et la transformation de la zone euro pour la rendre plus intégrée et créatrice de croissance. Tout cela n’est pas une affaire de «miracle». C’est une question de volonté. Et cette volonté, nous l’avons.
Sauf que pour le moment, la réforme du Code du travail aboutit surtout à des licenciements. D’où l’accusation de «président des riches»… C’est parfaitement faux. Dès qu’on s’attaque véritablement aux problèmes et que l’on touche à notre modèle économique et social, on court le risque de se faire attaquer de manière injuste. Regardons les choses en face. La fiscalité du capital en France est trop lourde. Elle empêche les entreprises de financer leur développement, d’innover et conduit donc, mécaniquement, à importer davantage en période de croissance, donc à creuser le déficit commercial. Mon rôle est d’utiliser la croissance française actuelle [1,9% en 2017 et 1,7% prévu en 2018, selon l’Insee, ndlr] pour transformer nos entreprises. En plus, de vraies transformations culturelles sont nécessaires. Prenez l’apprentissage: rien ne changera tant que les parents d’élèves ne seront pas convaincus que cette filière est valorisante pour leurs enfants, et qu’elle leur garantit un avenir. Notre politique n’est pas celle des riches. Elle est celle du travail, de l’investissement, de la formation, pour tous les Français. Mais il faut de la patience. Il faut que les Français nous donnent au moins deux ans. Vous ne jugez pas préoccupante la multiplication des plans sociaux? Si l’on cite des chiffres, alors citons-les tous: 264000 emplois ont été créés dans le secteur marchand en France en 2017. C’est un record. Je ne méconnais pas la colère de nos concitoyens. Je mesure les impatiences et les frustrations. Je l’ai encore vu récemment sur le site valenciennois d’Ascoval [une entreprise sidérurgique rachetée par le groupe suisse Schmolz+ Bickenbach, ndlr]. Mais cela ne doit pas nous empêcher de croire en nous, en notre capacité d’innovation, en notre capacité à exporter, notamment en Asie. Google vient d’annoncer la création d’un centre de recherches en Bretagne. Toyota va investir 300 millions d’euros (348 millions de francs) et embaucher plusieurs centaines de salariés à Valenciennes. Le chômage ne baissera pas avec des promesses. Il ne baissera
«On ne peut pas, comme nous voulons le faire, réorienter la finance pour donner du sens à la mondialisation et ignorer le rôle des grandes banques»
que si l’on renforce le secteur productif. C’est notre objectif.
L’attractivité est au coeur de la présidence Macron. Dites-vous aujourd’hui aux banques et aux services financiers: «Venez en France!»? Faire de Paris la première place financière en Europe est un de nos objectifs stratégiques. La finance, avec tous les services qui l’accompagnent, est un important gisement d’emplois. Plus de 800000 personnes sont déjà employées par ce secteur dans notre pays. Plusieurs banques françaises ont une taille suffisamment importante pour être qualifiées de systémiques. Nous devons profiter des opportunités qui se présentent et je prends très au sérieux les annonces récentes d’établissements comme JPMorgan, Bank of America ou Goldman Sachs, qui ont décidé d’étoffer leurs filiales hexagonales. On ne peut pas, comme nous voulons le faire, réo-
rienter la finance pour donner du sens à la mondialisation et ignorer le rôle des grandes banques. Il est temps de dépasser les clichés: quels que soient les pays, les banques n’ont pas bonne presse. Mais un secteur financier puissant et régulé est dans l’intérêt de notre économie.
La taxe sur les transactions financières, que vous continuez de défendre, n’est pourtant guère appréciée des banques. Nous défendons toujours cette taxe, à condition qu’elle se fasse à l’échelle européenne. Et c’est possible! La France possède déjà une taxe de ce type. Le Royaume-Uni aussi. Il est crucial de faire le lien entre la finance et le bien commun. Je ne crois pas que la TTF soit un obstacle à l’attractivité. Je crois qu’elle est porteuse d’un modèle fidèle à ce qu’est l’Europe. Nous avons en revanche renoncé, en France, à une taxe journalière sur les transactions financières (intraday). Cela prouve le sens des responsabilités de ce gouvernement. Je dis à mes collègues européens: n’ayez pas peur d’affirmer vos valeurs. On peut porter, comme je le fais, la taxation des géants du numérique comme Google, et accueillir ces firmes. Pourquoi? Parce que leur taxation est juste et nécessaire. Il est impossible, intenable, de taxer d’une manière les entreprises manufacturières, et de voir s’évaporer les milliards de profits réalisés par les GAFA (Acronyme pour Google, Amazon, Facebook et Apple) sur notre territoire européen. Ce n’est pas en baisant la babouche des GAFA que nos pays vont assurer leur prospérité future.
Taxer les GAFA, c’est un enjeu de société? Les citoyens européens auraient du mal à comprendre qu’une taxation des géants du numérique à l’échelle européenne ne rapporte que quelques dizaines de millions d’euros. Je pense qu’ils prendraient ça pour une provocation et ils auraient raison. Les peuples ne peuvent pas comprendre que n’importe quelle PME ait à payer rubis sur l’ongle l’impôt sur les sociétés et les taxes locales et que les géants du numérique puissent faire de l’évasion fiscale. Ce n’est pas possible. Etre ambitieux dans ce domaine, cela veut dire que les chiffres doivent être en milliards d’euros plutôt qu’en dizaines de millions d’euros. Certains ont suggéré de taxer la publicité. Non, ce n’est pas juste la publicité qui compte, c’est l’utilisation des données. Revenons à la réalité des bénéfices que font ces géants du numérique. Ils les font sur des données, c’est là-dessus qu’il faut arriver à une possibilité de taxation.
Comment comptez-vous y arriver? La France a proposé le chiffre d’affaires. S’il y a une proposition meilleure sur la base des travaux de l’OCDE qui permette de tenir compte des bénéfices, tant mieux. Mais nous ne nous laisserons pas freiner ou bloquer. Il faut discuter avec les GAFA pour leur expliquer ce que nous voulons faire. Nous ne voulons pas les prendre par surprise. La Commission européenne proposera au printemps un projet de taxation des géants du numérique. La France souhaite que ce projet soit concret et ambitieux. Ce texte doit pouvoir être adopté début 2019 pour que l’Europe soit le premier continent du monde à avoir un dispositif de taxation des géants du numérique efficace et juste.
Lutter contre le dumping fiscal est votre autre priorité… Le dumping fiscal n’est pas acceptable en Europe. Ce serait un suicide collectif. Comment vous financez vos crèches, vos hôpitaux, vos services publics si vous baissez systématiquement le niveau de la fiscalité? Je souhaite qu’en matière fiscale nous parvenions à un équilibre collectif, d’abord entre les 19 Etats membres de la zone euro, puis à 27. La France, avec l’Allemagne, prendra des initiatives. Nous souhaitons avec l’Allemagne parvenir à une convergence fiscale sur l’impôt sur les sociétés, sur la base de cet impôt sur les sociétés, d’ici à la fin de 2018.
La France veut un ministre des Finances de la zone euro. Or cette proposition ne devrait finalement pas figurer dans le contrat de gouvernement allemand… Nous voulons rapidement une union bancaire complète, une union des marchés des capitaux et des premiers éléments de convergence fiscale d’ici à quelques mois. Un accord est tout à fait possible – donc avançons! Nous voulons aussi à plus long terme un budget de la zone euro avec son ministre des Finances. Nous poursuivons les échanges là-dessus. La France ne renoncera pas à ses ambitions en la matière car c’est une nécessité pour la zone euro, pour affronter les prochains chocs économiques et pour redonner confiance. Le mot «budget» peut faire peur, mais si on regarde de près on découvre des vrais points de rencontre avec nos partenaires allemands, sur la nécessité d’investir davantage: là-dessus il y a un vrai accord.
«Ce n’est pas en baisant la babouche des GAFA que nos pays vont assurer leur prospérité future»
Craignez-vous un retour à des taux d’intérêt élevés? Nous savons que le niveau des taux d’intérêt, avec le retour d’une croissance solide, remontera, y compris dans la zone euro. C’est pourquoi par esprit de responsabilité nous avons décidé dans le budget français d’anticiper un relèvement des taux dans nos prévisions. Tout ça doit nous inciter à être particulièrement offensifs sur la question de la dette. La dette est un poison lent pour notre économie. Les recettes fiscales supplémentaires liées à la croissance iront, comme promis, en priorité au désendettement de la France. ▅
Entretien réalisé avec «La Repubblica» (Italie), «Berliner Zeitung» (Allemagne), «El País» (Espagne) et l’agence Reuters.